n°66 : Castoriadis et l’éducation

 Le Télémaque n°66 (2024/2)  

Ouverture

Un philosophe rencontre l’éducation : Cornelius Castoriadis (1922-1997), par Éric Dubreucq

Chronique morale

La critique philosophique de l’IA, par Didier Moreau

Le déploiement de l’intelligence artificielle dans des équipements accessibles au public pose un certain nombre de questions importantes, singulièrement en politique et en éducation. Cet article reprend un texte publié en 1994, à une époque où l’IA n’était encore qu’une question théorique, posée principalement par la philosophie analytique. En revenant aux termes primitifs du débat, il permet de mesurer la nécessité de poursuivre la réflexion en philosophie.

Notion

Détail : philosopher de près, par Bérengère Kolly

Le détail est par définition le morceau d’un tout plus large, auquel nous accordons peu d’importance. Le langage ordinaire nous apprend qu’il est contingent, régulièrement rattaché à la technique ou à l’opérationnel, mais également dangereux : il nous saisit, nous fascine et nous prend au piège, quand il ne sert pas la domination et la violence. Pourtant, les praticiennes et praticiens disent souvent que le détail est l’essentiel dans leur pratique. Pourrait-on, dès lors, décrire le détail du point de vue de sa puissance transformatrice – son effet étant inversement proportionnel à sa taille ? En s’ancrant tout à la fois dans la philosophie de l’ordinaire, les philosophies du care et le paradigme indiciaire de Ginzburg, cet article, issu d’un travail d’habilitation à diriger des recherches, interroge les conditions de possibilité d’un détail tout à la fois heuristique, révélateur, indicateur ou transformateur du regard. Comment le détail peut-il amener des variations fécondes, face à un problème ou à une situation éducative ? Comment éviter l’écueil du détail dans lequel l’on se noie ou l’on se perd et par lequel il est possible d’exercer une violence ou une domination ? À quelles conditions est-il possible de penser un détail venant modifier notre regard, de manière imperceptible, ordinaire et modeste, dans la trame du quotidien, celui des petites mains pédagogiques ?

Dossier – Castoriadis et l’éducation

Introduction, par Nicolas Piqué

L’éducation comme question politique chez Castoriadis, par Arnaud Tomès

Cet article met en évidence la dimension essentiellement politique de l’éducation dans la pensée de Castoriadis. L’éducation est fondamentale dans la mesure où elle permet d’instituer un citoyen autonome, capable de délibérer et de décider, ce qui constitue la condition de la démocratie. Une telle définition de l’éducation suppose de donner un nouveau sens à la politique, entendue comme institution de la société dans toutes ses dimensions. Cette conception n’en pose pas moins problème, dans la mesure où elle ne permet pas de déterminer précisément ce que serait une politique éducative tournée vers l’autonomie.

Pédagogue, un métier impossible, par Philippe Caumières

La pédagogie, telle que nous l’entendons, est au service d’une éducation qui ne se contente pas de socialiser un être se trouvant incapable de subvenir à ses besoins, mais vise à lui permettre de devenir autonome. Cela ne consiste nullement à promouvoir un individu détaché de tout lien social, mais plutôt à viser l’affirmation d’une pensée critique et créatrice. Ce pourquoi la pédagogie ne peut être pensée comme une activité technique ou prendre son modèle dans la maïeutique. Elle semble une impossibilité puisqu’elle doit prendre appui sur l’autonomie du sujet, c’est-à-dire la capacité qu’elle est censée faire exister. Impossibilité qui se redouble du fait que la société paraît plus soucieuse de contrôle et de maîtrise que d’émancipation.

Le modèle de l’institution, par Nicolas Piqué

Cet article se propose d’analyser les attendus éducatifs des positions de Cornelius Castoriadis à partir de la notion de monde. La construction de cette notion dans L’institution imaginaire de la société constitue le premier moment de l’analyse, reconnaissant l’inscription préalable dans un ensemble de significations imaginaires en quoi consiste, pour chaque époque, le monde. Le modèle de l’institution prend acte de la nécessité de transmission de ce sans quoi aucune vie autonome n’est possible. La portée heuristique de ce cadre théorique sera illustrée successivement par une lecture critique des positions de Jacques Rancière développées dans Le maître ignorant, puis par la présentation des pouvoirs discriminant et heuristique de ce modèle dans le domaine éducatif, soulignant en particulier la critique de l’oubli du sens que manifestent les réductions procédurales du modèle prégnant en vogue actuellement dans le système éducatif en France.

Entre psychanalyse et politique : penser l’éducation avec Castoriadis, par Marc Guignard

Après avoir constaté que Cornelius Castoriadis était peu convoqué comme référence dans la discipline des sciences de l’éducation et de la formation, cet article s’attache à présenter quelques pistes de compréhension de la faible audience de cet auteur. Nous reprenons ensuite un certain nombre des positions de Cornelius Castoriadis vis-à-vis de l’éducation en lien avec la psychanalyse et en nous appuyant sur le texte « Psychanalyse et politique ». Cela permet de souligner la puissance heuristique des apports de Castoriadis dans le champ de la pédagogie institutionnelle (Vasquez, Oury, 1967). Les objectifs d’émancipation et de transformation sociale portés par cette dernière sont ainsi mis en résonance avec la pensée de Castoriadis et les liens qu’il tisse entre psychanalyse, politique et éducation.

« Une tentative qui se détruit elle-même » : la critique du fonctionnalisme éducatif chez Cornelius Castoriadis, par Raffaele Alberto Ventura

La question de l’éducation revient plusieurs fois dans la réflexion de Cornelius Castoriadis, que ce soit dans ses textes militants de l’époque de Socialisme ou Barbarie, dans son analyse de la société à l’OCDE ou dans sa production philosophique. Dès le début des années 1960, confronté aux débats sur la jeunesse étudiante, Castoriadis identifie une contradiction entre les deux objectifs principaux du système éducatif, c’est-à-dire la qualification professionnelle et la socialisation. Or cette contradiction récapitule la contradiction fondamentale du capitalisme moderne entre un imaginaire de la maîtrise rationnelle du monde – qui réduit chaque élément à sa fonction – et un imaginaire de l’autonomie. La réflexion castoriadienne ne peut être séparée du contexte des sciences sociales de l’époque, puisqu’elle en intègre les problématiques – à partir de la question de l’intégration – tout en prenant ses distances avec tout réductionnisme fonctionnaliste. Pour Castoriadis, la crise de l’éducation pourrait bien porter à l’effondrement de la société moderne, sauf à retrouver son sens profond d’éducation à l’autonomie.

Études

Penser la responsabilité éducative en anthropocène : le questionnement de Jonas, par Michel Fabre

Que signifie éduquer dans le contexte de l’anthropocène et son cortège de catastrophes annoncées (dérèglement climatique, extinction des espèces, pollutions diverses…) ? Les politiques éducatives hésitent entre inculcation de bonnes pratiques nécessaires à la survie et enseignements des savoirs de l’anthropocène. Ces hésitations étaient déjà celles de Hans Jonas dans Le principe responsabilité (1979). En fondant l’idée de responsabilité dans l’expérience parentale, Jonas s’exposait au paternalisme, en politique comme en éducation. Mais en redéfinissant sa morale par une articulation du devoir et du savoir, et en distinguant rigoureusement visée de survie et visée de dignité, il nous fournit, paradoxalement, des ouvertures pour une pédagogie de la responsabilité, centrée sur l’élucidation des problèmes de l’anthropocène et l’évaluation des solutions qu’on prétend leur trouver.

Déclinaisons de l’aporie chez Sarah Kofman : de Comment s’en sortir ? à Paroles suffoquées, par Martine Leibovici

Dans un colloque qui, en 1980, réunissait des philosophes autour du travail de Jacques Derrida, Sarah Kofman avait pris la parole juste après l’intervention de Jean-François Lyotard pour rappeler la mort de son père, rabbin, « d’avoir voulu se reposer le jour du shabbat à Auschwitz ».
Cet article suit les traces que le non-accueil de cette parole a laissées dans Comment s’en sortir ? (1983) et Paroles suffoquées (1987). Si l’aporie la plus redoutable dont la philosophie cherche à sortir l’homme est celle de la mort propre, celle-ci est-elle en mesure de se confronter à la « plus aporétique des situations », la « mort pire que la mort » qui la priva de son père ? Cette « extrême aporie », réellement advenue dans l’histoire humaine, suscite une autre déclinaison de l’aporie : « comment ne pas le dire ? et comment le dire ? ».

Comptes rendus