n°44 : Maîtrise et éducation : le cas Jacotot / Rancière

Le Télémaque n°44 (2013/2)

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Depuis maintenant plus de dix ans, le terme « instituteur (trice) » est officiellement remplacé par celui de « professeur d’école ». Il n’a pas pour autant disparu des usages, tandis que l’histoire des instituteurs donne lieu à de nouvelles recherches. Le dossier s’organise autour de deux axes : d’un côté, une mise en perspective historique et une réflexion critique sur l’aventure de l’école primaire, ses valeurs, ses enthousiasmes et ses contradictions ; de l’autre, une introduction à de nouvelles questions et de nouveaux thèmes de recherche dans une histoire qui est loin d’être close : les instituteurs et le syndicalisme révolutionnaire au début du XXe siècle ; les instituteurs sous le régime de Vichy ; les instituteurs indigènes dans les pays du Maghreb. À travers cet ensemble d’études, sont interrogées de façon nouvelle les valeurs fondatrices de l’école républicaine : égalité et démocratie.

Ouverture, par Plinio W. Prado Jr. (Université Paris VIII)

Chronique morale : Notre visite du 28 mars 2003 à l’école de la Neuville, par François Jacquet-Francillon (Université Lille III) et Camille Suzanne Savio (Psychologue)

L’école de la Neuville a été créée en 1973 sur les bases de la pédagogie institutionnelle, avec des orientations thérapeutiques. L’école accueille en internat des enfants de six à quinze ans en difficulté avec l’institution scolaire. Lors de leur visite, les auteurs sont pris en charge par deux élèves qui les guident à travers l’établissement ; ils dialoguent avec une classe sur son fonctionnement, voient l’internat (qui sépare filles et garçons), observent deux petites réunions où le groupe traite des petits conflits de la vie quotidienne, et assistent au « Grand conseil » qui s’occupe du bilan et de la régulation générale de l’école. Le document qu’ils présentent nous fait aussi part de leurs impressions, de leurs réflexions sur la portée et la valeur à leurs yeux de ce type de « pédagogie active » : circulation de la parole, égalité et réciprocité, prise en compte de chacun dans sa personne et sa dignité, respect fluide des règles, une éducation qui pourrait être exemplaire, « parvenue à un haut degré d’humanité ».

Notion : Institution, par Valentin Schaepelynck (Université Paris VIII)

Après avoir rappelé l’existence ancienne du terme ‘institution’ en sociologie (Durkheim, Mauss), l’auteur note avec Boltanski le caractère étrange du concept, fondateur en sociologie, mais flou dans ses usages et sa polysémie, et au statut épistémique incertain. L’article reconstruit alors le concept à partir de la psychothérapie institutionnelle (Tosquelles, Oury) pour penser son écart d’avec la notion d’ ‘établissement’, et à partir de la pédagogie institutionnelle en introduisant une série de notions : norme, discipline, violence symbolique, conflit, qui permettent d’en décrire le champ et d’en caractériser les dynamiques. L’ ‘analyse institutionnelle’ se définit alors comme une psychosociologie critique des institutions (Lapassade), visant à en mettre à jour le fonctionnement occulte, leurs enjeux de pouvoir, et susceptible d’intervenir dans le champ pratique pour oeuvrer à leur remise en cause sociale et politique.

Dossier : « Maîtrise et éducation » : le cas Jacotot – Rancière

Présentation, par Antoine Janvier (Université de Liège)

Jacotot, Rancière : essai de contextualisation historique, par François Grèzes-Rueff (Université Toulouse II – Le Mirail)

Les thèses de Rancière et de Jacotot ont ceci de commun qu’elles font chacune rupture dans leur époque en faisant de l’égalité (des intelligences / des positions) le principe directeur de tout projet d’émancipation par l’instruction ; de là découle leur caractère anarchique, voire utopique. L’article se propose cependant de replacer les deux auteurs dans leur contexte historique : l’expérience des Ecoles centrales et le protestantisme, le statut de l’élève et la dissymétrie de la relation « enseignante » – questions qu’il met en relation avec la construction en Europe de l’individu démocratique (obéissance à des normes collectives vs libération de l’initiative individuelle), la « révolution culturelle » des années 1960 qui réaffirme de façon radicale l’impérialité de l’idée d’égalité.

Entre le maître et l’élève. Étude sur Le Maître ignorant de Jacques Rancière, par Patricia Verdeau (Université Toulouse II – Le Mirail)

Le livre de Jacques Rancière, Le Maître ignorant, présente un rapport bien spécifique entre le maître et l’élève qui pourrait se résumer à ceci : le maître ignore, l’élève apprend. Mais cette apposition fait apparaître une relation bien spécifique, celle d’un « lien intellectuel égalitaire ». L’auteure est ainsi amenée à interroger la manière dont cette relation se caractérise, avant d’envisager dans un deuxième temps comment un détour par les termes de la relation permet de l’éclairer. Enfin, elle tentera d’interroger comment Rancière s’éloigne à la fois des théories pédagogiques et des théories du sujet pour tisser des liens entre relation et subjectivation. En revoyant la notion de volonté, Rancière repense en fait le sujet. « Vouloir, c’est simplement se déclarer capable, c’est toujours reconnaître la même capacité que n’importe qui ». La relation entre le maître et l’élève est ainsi le lieu d’une nouvelle intersubjectivité, que peut d’ailleurs éclairer l’anti-socratisme de Jacotot.

Du « maître ignorant » au « spectateur émancipé ». Les deux visages de l’émancipation, par Michel Peroni (Université Lyon II)

Dans un premier temps, l’auteur reprend la critique menée par J. Rancière à l’encontre de la sociologie bourdieusienne sur deux points principaux : la méconnaissance des rapports sociaux de production, la méthode de l’intervention sociologique dans le plan social, à partir de quoi Bourdieu condamnait la pédagogie à l’impuissance, manquait la question de la « compréhension » et faisait du sociologue un grand « maître expicateur ». Reprenant ensuite les thèses du Spectateur émancipé, il montre les limites d’une logique de l’émancipation qui penserait pouvoir défaire l’ordre hiérarchisé des places, et la dimension plus radicalement émancipatrice du « spectateur » (chacun de nous) à même de composer de nouveaux croisements, varier les points de départ, égaliser les positions. Michel Peroni peut alors exposer comment la conception rancérienne de l’émancipation peut rejoindre son propre projet de « sociologie radicale ».

Statut des principes et normes de la critique dans la pensée de Jacques Rancière. Le cas du Maître ignorant, par Julien Pieron (Université de Liège)

À travers une réflexion sur le principe d’égalité des intelligences tel qu’il est formulé et problématisé dans Le maître ignorant, l’auteur teste une hypothèse plus vaste concernant le statut des principes dans la pensée de Jacques Rancière : celle de l’effectivité essentiellement pragmatique des principes et normes de la critique, toujours dégagés de manière immanente comme conditions et effets d’actes de langage singuliers. Partant du constat que la vie sociale se donne comme mixte d’un principe d’égalité et d’un principe d’inégalité, il s’attache ensuite, après avoir retracé les grandes lignes de l’ « épistémologie » de Jacotot/Rancière et du « cogito » qui la sous-tend, à montrer comment le second principe n’est pensé que comme absence du premier, et à dégager les fondements d’une éthique rationaliste visant à saisir dans chaque situation le « côté de l’égalité ».

La maîtrise impossible. Pour un bon usage du Maître ignorant, par Andrea Cavanzini (Université de Liège)

Le Maître ignorant se développe, selon l’auteure, comme un récit autosuffisant, entretenant avec les archives qui le fondent un rapport complexe : dés-historicisé, subjectif, transparent, propre à entretenir le mythe dont il est porteur. Pour Andrea Cavazzini, le projet d’une éducation fondée sur les principes d’égalité, de symétrie et d’effacement du maître comme du savoir, est une position « intenable », comme celles du psychanalyse et du dirigeant politique (Freud, Lacan). L’idée d’une éducation (formation) à l’émancipation renvoie ainsi à une radicale impossibilité que l’on retrouve dans l’histoire révolutionnaire du XXe siècle : la révolution bolchévique et la révolution culturelle chinoise dont les expériences exacerbent et sanctionnent l’échec d’un parti-éducateur et l’idée d’autoémancipation des masses dans le mouvement de leur auto-éducation. L’hypothèse de Rancière ne peut alors être reprise que par une réflexion nouvelle sur la nature de l' »organisation » des médiations requises pour un tel projet.

Étude : Ovide Decroly : le cinéma au service de la psychologie de l’enfant ?, par Sylvain Wagnon (Université Montpellier 2)

La relation de Decroly avec le cinéma est un aspect peu connu de son œuvre. Il y occupe cependant une place importante comme instrument de recherche psychologique et pédagogique et comme moyen de diffusion de ses travaux. Dès 1906 il l’utilise pour observer le comportement des enfants de l’Institut, démarche qui avait été initiée dans la décennie précédente par la Société de neurologie. Avec le soutien du réalisateur Antoine Castille il mène ensuite de façon méthodique des observations sur le nouveau-né et les apprentissages enfantins (passation de tests). Comme support didactique le film est utilisé en direction des enfants mais aussi dans la communication scientifique, avec K. Gesell et A. Gesell, dans les Congrès internationaux et au sein de l’Association Internationale de films pour l’Education Nouvelle. Le cinéma devient ainsi un outil d’observation et d’analyse privilégié au service d’une psychopédagogie expérimentale en plein essor.

Étude : Sciences et philosophie dans les Magasins pédagogiques de Mme Le Prince de Beaumont, par Sonia Cherrad

Le XVIIIe siècle n’accorde guère de place aux connaissances scientifiques dans l’éducation des jeunes filles. Mme Le Prince de Beaumont fait exception qui introduit dans ses ouvrages des notions de physique, chimie, biologie ou astronomie, dans leur plus vive actualité (les débats sur la théorie de Newton) et en évitant de recourir au merveilleux (à propos des phénomènes électriques). Dans la tradition inaugurée par Fontenelle, elle fait appel pour faire comprendre et expliquer au dialogue, aux métaphores, à des situations expérimentales simples. La philosophie naturelle de Mme de Beaumont est d’inspiration cartésienne, ce qui signifie qu’elle s’appuie sur la réflexion et l’observation, laisse sa place au doute, et ménage de la sorte la place de la religion. Elle réalise ainsi un habile équilibre entre les exigences d’une vulgarisation scientifique conforme à l’esprit des Lumières et les réquisits sociaux de l’éducation des jeunes filles.