Le Télémaque n°65 (2024/1)
Ouverture
Les chimères de l’identité, par Didier Moreau
Chronique morale
« De courtes histoires morales, propres à fixer leur attention » : morale, lettres et littérature selon Condorcet , par Éric Dubreucq
Le propos de cette étude est d’exposer, chez Condorcet, sa conception de l’enseignement moral, qui constitue une figure proprement moderne d’une formation morale du rapport à soi, dans laquelle la littérature est promue au rang de technique de soi. Elle établira le statut problématique de l’inculcation des opinions morales, avant d’examiner la place et l’usage qu’il attribue aux « histoires morales », puis la nature et la signification de ce qu’il appelle, dans l’être humain, son « sens moral » et, pour finir, la fonction du langage et des mots dans sa configuration. Je soutiendrai que sa théorie de l’instruction publique englobe celle d’un enseignement moral proposant des modes de travail et de transformation du soi enfantin qui, sans postuler le concept métaphysique d’une nature humaine éternelle et en la tenant au contraire pour une réalité historique, permet pourtant d’en comprendre la naissance et le développement, à la condition d’une éducation qui ne sombre pas dans l’oubli de la littérature.
Notion
Ennui, par Georges Navet et Patrice Vermeren
Au fil de ses lectures érudites, l’auteur cerne la constitution du questionnement sur l’ennui tel qu’il émerge principalement dans la littérature du XIXe siècle. Loin d’être seulement une expérience existentielle, l’ennui provoque une réflexion ontologique qui nous est restituée ici dans sa continuité depuis Pascal jusqu’à Jankélévitch : serait-il la clé de toute écriture ?
Changer les voix en éducation : décolonisation et pensées critiques de la race
Présentation, par Olga Kochie Akou et Jean-François Dupeyron
Dossier : Éducation, études critiques et colonialité
Ce dossier complète les études consacrées à la question de l’éducation et de la race, publiées dans le numéro précédent. Il réunit des approches critiques et décoloniales variées, afin d’abonder scientifiquement le débat sur les nouvelles voix en éducation et de proposer des alternatives aux chimères contemporaines de l’identité. Il aborde entre autres les thèmes du féminisme décolonial et les usages de l’héritage de Paulo Freire, en donnant la parole à des chercheurs brésiliens, mexicains et français.
Paulo Freire et les subjectivités génératrices : un mode de vie philosophique pour l’éducation contemporaine, par Alexandre Filordi de Carvalho, Walter Omar Kohan et Sílvio Gallo
Considérant la pensée et l’œuvre de Paulo Freire comme un sens de la formation philosophique, cet article part de son idée de “mots génératifs” pour créer la notion de “subjectivités génératives” conçue comme un exercice philosophique de problématisation, c’est-à-dire une forme de transit vers d’autres conditions existentielles, des devenirs possibles de vie et d’autres mondes. Cet exercice philosophique concerne trois champs de problématisation : (i) le rapport du soi avec l’altérité ; (ii) l’ascèse philosophique comme forme politique de la vie sociale ; et (iii) la production de vérités au-delà de celles préfigurées par des forces oppressives, antidémocratiques et contre les droits humains. Nous opérons ainsi un double mouvement : existentialiser la philosophie et philosopher la vie éducative. De cette façon, indirectement, nous répondons aussi à une “vieille” question qui nous poursuit : Paulo Freire est-il un philosophe de l’éducation ?
Autonomie et éducation contre le racisme lors du voyage des femmes zapatistes en Europe, par Bruno Baronnet
Les peuples mayas qui participent au mouvement zapatiste déploient une pluralité de stratégies antiracistes vis-à-vis de la colonialité des savoirs dans le champ de l’éducation. À partir d’une enquête socio-éducative sur des discours tenus lors du Voyage pour la vie en 2021 et sur la praxis pédagogique des écoles autogérées par les familles de paysans rebelles des forêts et montagnes du sud du Mexique, l’article montre comment le zapatisme contribue à la pensée critique et à la décolonisation des apprentissages dans le contexte des luttes globales face au racisme structurel, poussant l’école à se rallier aux causes de la défense des territoires et des cultures autochtones.
Colonialité numérique : mythe du rattrapage et transgression, par Joëlle Palmieri
La colonialité numérique se traduit par une reconfiguration des dominations (classe, race, sexe) alimentée par la société de l’information. Avec Instagram, SnapChat, WhatsApp, etc., les utilisateurs et les utilisatrices doivent faire face à des violences épistémiques, accompagnées d’un discours politique dominant qui tend à les individualiser. Parce que, en concertation avec les États, les entreprises qui créent ces applications nient l’historicisation, la contextualisation et le genre des savoirs des utilisateurs et des utilisatrices, leur apprentissage et leur création de pensée en sont affectés. Paradoxalement, des usages transgressifs des outils numériques sont mis en place par des individus ou des organisations ; ils passent par la libération de savoirs non savants, rendus visibles par des “passeurs et des passeuses de savoirs” à l’affût d’une pédagogie critique qui transforme radicalement les normes sociales.
Le décolonial en éducation : quelles perspectives possibles en France ? Réflexions sur les conditions de possibilité du recours à la théorie décoloniale hors de l’Amérique du Sud, par Irène Pereira
Cet article présente une réflexion sur la théorie décoloniale en essayant de se situer en dehors des polémiques qui affectent souvent la réception de ce courant en France. L’objectif est de discuter certains points historiques, sociologiques et philosophiques liés à la transposition de cette approche hors du contexte latino-américain. Il s’agit en particulier de se demander dans quelle mesure l’approche décoloniale est réutilisable en éducation en France. L’article se termine en présentant trois axes de mise en œuvre.
« Dialoguer et travailler avec l’éducation » : entretien avec Djamila Ribeiro, par Olga Kochie Akou, Jean-François Dupeyron. Traducteur : Paula Anacaona
Dans cet entretien, la philosophe brésilienne Djamila Ribeiro évoque les voies par lesquelles la pensée féministe noire brésilienne peut dialoguer et travailler avec la philosophie de l’éducation. Pour cela, elle mobilise l’esprit général des critiques décoloniales et aborde des exemples tels que l’éducation antiraciste et la décolonialisation des savoirs. L’héritage de Paulo Freire est ainsi complété et actualisé, dans le cadre d’un mouvement qui s’incarne dans des pratiques pédagogiques intersectionnelles.
Études
Socrate et la spécificité de la philosophie de l’éducation, par Sébastien Miravète
Comment différencier la philosophie de l’éducation des autres sciences de l’éducation ? Elle n’est pas la seule en effet à s’intéresser aux idées que certain·e·s auteur·rice·s (philosophes ou non) peuvent se faire de l’éducation. La sociologie et l’histoire de l’éducation peuvent par exemple examiner les diverses représentations caractéristiques d’un groupe social ou d’une époque. L’objectif de ce travail n’est pas de répondre définitivement à cette interrogation légitime. Il vise plutôt à montrer que Socrate dans le Ménon propose implicitement deux éléments de réponse : la philosophie est une activité de synthèse interdisciplinaire de connaissances scientifiques ; la philosophie est un travail créatif et positif de clarification de certaines définitions scientifiques (une analyse sémantique radicale).
Arrêt sur image de la formation en visioconférence : la place du regard et de la vue dans la relation pédagogique, par Dominique Méloni et Gabriela Patiño-Lakatos
Cet article analyse la place de l’image dans la situation éducative ainsi que ses possibles effets sur l’engagement du lien éducatif. Notre analyse s’appuie sur une expérience d’enseignement à distance pendant la période de crise épidémique avec des étudiants en deuxième année de sciences de l’éducation. Nous mettons en évidence comment la spécificité du dispositif d’enseignement en visioconférence peut renforcer les préoccupations fantasmatiques des étudiants pour l’image et pour le regard dans la situation éducative, alors qu’elle représente justement un lieu où cette image se constitue à travers le regard des pairs et celui de l’enseignant. Nous cherchons, avant tout, à souligner en quoi la question de l’imaginaire des étudiants engagée dans cette situation peut nous éclairer sur les processus inhérents à la situation éducative ordinaire et sur sa spécificité dans notre société contemporaine.
Comptes rendus