n°49 : L’éducation diffuse

Le Télémaque n°49  (2016/1)

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Au croisement des éducations formelle et informelle, l’éducation diffuse désigne la formation que le sujet se donne à lui-même en puisant autour de lui les éléments de savoir qu’il articule à ses expériences personnelles et interpersonnelles. Le dossier explore le champ de l’éducation diffuse à partir d’approches philosophiques et sociologiques, en tenant l’hypothèse qu’il s’y découvre des enjeux importants de l’émancipation éducative. Ceux-ci sont abordés par des études en pédagogie du tact et de la culture, des savoirs issus de l’expérience de la maladie mentale, de l’écriture du journal et de la prise en compte des « foules raisonnables » qui se forment sans maîtres.

Ouverture, par Laurence Cornu

Chronique morale : À la limite : malaise dans l’éthique, par Ilaria Pirone

À partir d’un sentiment de malaise dans le monde éducatif, l’article propose une relecture de l’essai de Freud Malaise dans la civilisation en mettant au centre la question de l’éthique articulée aux notions de limite et d’impossible. La fonction topologique de la limite permet de redessiner ce qui fait bord dans l’existence, ce qui tient la civilisation en deçà des marges du réel. Face à des formes de moralisation des discours sur l’éthique, la lecture de cet essai, comme travail sur la limite, permet de penser le malaise constitutif de toute recherche d’une position éthique.

Notion : L’étonnement, par Joris Thiévenaz (Université Pierre et Marie Curie – Paris 6 Sorbonne)

S’il est des notions classiques et même représentatives de la démarche philosophique, nul doute que l’ “étonnement” en fait partie. Depuis l’Antiquité, cette notion désigne le mouvement de prise de recul et de remise en question du monde qui nous entoure, à travers lequel s’initient la quête de connaissance et la production de nouveaux savoirs. L’étonnement occupe donc à ce titre une place tout à fait centrale et privilégiée dans la philosophe classique. Mais cette démarche peut également, et selon une perspective pragmatiste proposée par John Dewey, être étudiée en tant que processus situé, jouant une fonction concrète et observable dans l’acquisition de nouvelles connaissances par les sujets à l’occasion de leurs activités ordinaires. Selon cette approche théorique, l’étonnement ne constitue plus seulement une lointaine référence métaphysique et universelle désignant l’origine de la pensée mais aussi un processus effectif à travers lequel tout individu enrichit son expérience tout au long de sa vie.

Dossier : L’éducation diffuse

Présentation, par Didier Moreau (Université Paris 8)

De l’apprentissage diffus ou informel à l’éducation diffuse ou informelle, par Gilles Brougère (Université Paris 13 – Sorbonne Paris Cité)

Analyser comment il peut y avoir apprentissage en dehors de situations éducatives conduit à rencontrer, malgré l’évidence d’un tel fait, des difficultés liées aux logiques de dénomination toujours contestables et aux résistances. Il est pourtant essentiel de penser une telle dimension, quel que soit le nom qu’on lui donne, qui peut apparaître comme fondamentale pour caractériser l’être humain, un apprenant tous terrains (ou plutôt en toutes situations). Il s’agit de penser la continuité entre éducation formelle et apprentissage informel, la diversité des situations d’apprentissage et de donner une place à une éducation diffuse se situant sur la crête entre le formel et l’informel.

Relations et dynamiques éducatives, par André Petitat (Institut des sciences sociales de Lausanne)

Le développement des travaux sur l’éducation diffuse a l’avantage de mettre en évidence la diversité et l’importance des apprentissages qui interviennent hors des relations scolaires. Nombre de grandes transformations historiques se sont imposées en dehors et même contre les écoles. Au lieu de décrire les oppositions et entrelacements du formel et de l’informel, l’article propose de contourner les limites attachées à cette distinction, marquée par la dominance des systèmes d’enseignement. Il considère que toute relation comporte des processus éducationnels, ce qui permet à la recherche d’envisager le recours non pas à une distinction majeure, mais à toutes les distinctions utiles à l’analyse (contrainte vs liberté, groupe vs individu, en face-à-face vs à distance, adultes vs enfants, savoirs vs savoir-faire, etc.). Cette approche est illustrée par deux exemples relatifs aux processus éducationnels (la réception créative des récits et la trans-formation utopique) et deux autres relatifs aux relations et à leurs rapports (le brouillage des frontières entre factuel et fictionnel et l’ “algorithmisation” des liens sociaux).

Formation formelle et culture dans les leçons de pédagogie de Georg Simmel, par Matthieu Amat (Université Paris 1 – Panthéon-Sorbonne)

Cet article présente certains aspects des leçons de pédagogie de Georg Simmel, synthèse singulière entre des tendances pédagogiques à première vue opposées : la valorisation résolue de la vie et de l’individualité – de l’élève, de l’enseignant et de leur relation – qui les rattache aux pédagogies dites « modernes » ou « actives » et la centralité maintenue d’objets considérés comme porteurs d’une valeur objective et transcendant à un certain degré la vie individuelle. Nous montrons que la formation de la personnalité, même lorsqu’on la conçoit comme seulement formelle ou fonctionnelle, centrée sur le développement de capacités, requiert la confrontation avec des contenus objectifs historiquement transmis, la formation formelle appelant une éducation diffuse. Nous tâchons ensuite de dessiner une figure plus complète de la formation, qui dépasse l’opposition de la forme et du contenu au moyen du concept de relation, et que l’on nommera culture.

Entre théorie et pratique, la place du tact : notes pour une formation de soi-même, par Elena K. Théodoropoulou (Université d’Égée, Grèce)

Au fur et à mesure que le sujet entre dans le monde de sa propre formation, il crée un milieu praxique dans lequel il prend la responsabilité de soi-même à travers les actes de (sa) formation. Une fois assumée par le sujet, la formation devient un exercice réflexif intense renvoyant d’une part à la « métamorphose de soi par soi » et d’autre part à la relation entre l’activité du sujet et la réalité pratique. Le texte met en relief certains aspects des enjeux que le processus d’une formation de soi implique, surtout en ce qui concerne la tension entre théorie et pratique. Dans ce cadre, le Tact peut être considéré comme une capacité pratique à la fois de jonction et de distinction des fils innés qui traversent l’intention et les actes de formation de soi. Le travail de la philosophie de l’éducation serait plutôt d’introduire et de défendre systématiquement l’impetus de la pensée, au sein même des prétentions contradictoires relatives à l’hégémonie de la théorie ou de la pratique. À contre-courant d’une promotion de la praxis volontariste qui semble en général correspondre, à travers l’histoire de l’éducation, à une métaphysique de la présence, la philosophie de l’éducation pourrait être invoquée pour explorer l’alternative du « Je préférerais ne pas… » agir.

L’approche fondée sur le rétablissement : éducation diffuse et santé mentale, par Emmanuelle Jouet (Université Paris 8)

Dans le contexte d’une injonction générale à l’autonomie, l’approche du “rétablissement” en santé mentale commence à se diffuser dans nos pays. En interrogeant ses fondements, qu’il s’agisse de la narration de soi, du pouvoir d’agir ou de l’auto-formation, cet article constate qu’ils participent de l’éducation diffuse. Ainsi, le “rétablissement” peut apparaître comme une démarche de valorisation et d’auto-validation des acquis de l’expérience des troubles chroniques. Celle-ci permet au patient de développer son pouvoir d’agir et de construire les moyens de s’engager au mieux dans un nouveau régime de vie, avec ses troubles, dans l’auto-formation. Cette approche a fait émerger des rôles de formation et de recherche pour certains malades. Le “rétablissement” étant à la fois apprentissage de la perte et art de re-vivre, il peut être conçu comme un analyseur essentiel, une hétérotopie de l’éducation en vue de l’acceptation de soi, des autres et du monde.

Du siècle des chefs à celui d’une reconquête de l’espace démocratique ? entretien avec Yves Cohen, Réalisé par Valentin Schaepelynck et Luca Paltrinieri (Université de Paris 8)

 siècle comme une histoire des pratiques et des rationalités qui prétendent les guider. Il est notamment l’auteur du Siècle des chefs. Une histoire transnationale du commandement et de l’autorité (1890-1940), publié aux éditions Amsterdam en 2013. Dans cet entretien, il revient sur la genèse de son projet d’une histoire transnationale – France, Allemagne, États-Unis, Russie – du souci pour le commandement, qui traverse aussi bien l’industrie, les organisations politiques, les sciences de l’éducation et plus généralement les sciences sociales, qui elles-mêmes participent activement de sa définition et de sa diffusion. Il explicite son recours à la notion de « préoccupation », qui lui permet de s’intéresser à la manière dont les acteurs problématisent ce souci dans leurs pratiques. La notion foucaldienne de gouvernementalité lui paraît offrir une alternative à une psychologie sociale dans le sillage de Le Bon. Il évoque également les mouvements sociaux qui, récemment et dans le monde entier, tout en donnant une illustration de ce que peuvent être des « foules » sans maître, n’en sont pas moins des foules raisonnables qui pensent et agissent selon d’autres critères que ceux des institutions de la politique représentative. Ses travaux se penchent également sur les diverses formes de ces mobilisations contemporaines, de l’Ukraine au Brésil.

L’écriture du journal comme outil de formation de soi-même, par Remi Hess (Université Paris 8), Augustin Mutuale (Institut catholique de Paris), Christine Caille (Université Paris 8), Anne-Claire Cormery (Université Paris 8), Déborah Gentes (Université Paris 8)

L’écriture du journal est une pratique ancienne. Ce texte se propose d’éclairer cette forme d’écriture impliquée à travers le prisme de l’éducation diffuse et de comprendre comment ce dispositif s’inscrit dans le paradigme de l’éducation tout au long de la vie. S’il est difficile de circonscrire l’écriture du journal dans un champ disciplinaire clairement identifié, on peut néanmoins situer le dispositif diaire à mi-chemin entre une sociologie critique et une sociologie de la critique. La démarche clinique impliquée qu’il convoque lui confère un niveau d’intervention global où se réfractent les autres plans personnel, groupal et institutionnel. Ceux-ci sont analysés ici dans un croisement multi-référentiel.

Étude : L’éducation solidaire ou le sens d’une dette, par Éric Dubreucq (Université de Strasbourg)

La solidarité s’est, on le sait, introduite dans l’éducation à la fin du XIXe siècle, en même temps qu’elle devenait un thème politique et un programme d’action. Cette étude mettra en lumière chez James Guillaume une figure de l’éducation solidaire qui, un quart de siècle plus tôt, forme avec la conception républicaine une alternative. Dans la figure “libertaire” ou socialiste qu’elle exprime, la solidarité guillaumienne pose en effet que la société est chargée, à l’égard de l’enfant, d’une dette inconditionnelle et que l’éducation a pour but d’instaurer chez lui l’appartenance à soi dont il est porteur : l’être enfantin est posé comme un pouvoir à libérer. Dans la figure solidariste, au contraire, l’enfant est, à la naissance, en dette vis-à-vis d’une société et d’un passé qui en configurent l’être de part en part et auxquels il doit être soumis. Penser l’éducation tantôt comme dette de la société vis-à-vis de l’enfant, tantôt comme cause d’une dette dans l’enfant forme ainsi la tension interne de l’éducation solidaire, qui oscille entre une libération de l’être enfantin et son assujettissement au monde social.

Étude : Peut-on, à l’école, imaginer et réaliser une éducation à la sexualité ?, par Jean-Yves Casadepax (Université d’Aix-Marseille)

L’article présente la question de “l’éducation à la sexualité à l’école”, devenue question d’enseignements divers puis “éducation sexuelle, problème d’éducation”. Après avoir conduit en 2002 une enquête sur l’injonction à parler faite à l’école, nous constatons qu’aujourd’hui l’éducation sexuelle n’a toujours pas de supports institutionnels et n’est toujours pas l’objet de pratiques ordinaires et normalisées dans les collèges et les lycées, en France. À partir d’un écrit extrait du matériau de notre enquête réalisée en 2002, nous étudions la position institutionnelle des intervenants et leur possibilité de trouver un espace de pensée commun avec les élèves, afin de faire émerger des questions recevables, de conduire légitimement une étude dirigée de ces questions et, le cas échéant, une enquête visant à apporter des éléments de réponse.