n°45 : L’éducation en exercice(s)

Le Télémaque n°45 (2014/1 )

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Il s’agit d’analyser le croisement entre éducation scolaire et éducation informelle dans la perspective d’une éducation « tout au long de la vie ». La notion d’« exercice » désigne à la fois le travail par lequel l’élève s’approprie les savoirs que l’école a pour mission de lui transmettre et une certaine expérience du monde par laquelle celui qui « s’exerce » apprend à se connaître et parvient à la maîtrise de soi. Au cours de l’histoire, ces deux moments tantôt se superposent, tantôt s’éloignent l’un de l’autre. La question, toujours vive aujourd’hui, est de savoir laquelle des deux voies conduit de la façon la plus adéquate à la construction du sujet, si le savoir est la garantie de l’accès au vrai ou quelle est la clef de l’émancipation.

Ouverture, par Alain Vergnioux

Chronique morale : Exercices scolaires (oraux et écrits), par Félix Pecaut

Félix Pécaut, collaborateur de Ferdinand Buisson rédige pour le Dictionnaire de pédagogie (1887) un article consacré aux ‘exercices scolaires’.Pour les réformateurs républicains, il s’agit de définir une nouvelle conception du travail demandé à l’élève, en fait une nouvelle conception de la pédagogie. Au lieu d’un travail « machinal » fondé sur la mémoire, la répétition et l’application, il faut faire appel au concours « actif » de l’élève et à ses « initiatives ». Il faut aussi trouver un juste équilibre entre les exercices oraux et les exercices écrits et faire en sorte que ces derniers permettent à l’élève de marcher à son rythme, de mettre à l’épreuve ce qu’il a appris. Ces exercices sont encore dits « naturels », i.e. adaptés aux capacités et à l’âge de chaque enfant, et à leur « degré de culture ». C’est enfin une pédagogie « spirituelle » car ce qui est visé in fine, c’est « apprendre à penser », développer en chacun toute la perfection dont il est susceptible, favoriser une culture démocratique et humaniste de l’école.

Notion : Écran(s), par Christine Seux (Université de Caen)

L’auteure s’appuie sur le concept foucaldien de dispositif pour analyser les différentes formes et fonctions des « écrans » – de cinéma, de télévision, de téléphone, d’ordinateur, etc. Leurs premiers paradoxes sont de faire voir et de se rendre invisible, d’être statiques et dynamiques, de mettre à distance et de jouer dans l’intimité… L’écran fait oublier ses artifices pour imposer sa naturalité, format « paysage », fenêtre sur le monde, normer nos perceptions. Si l’écran de cinéma ouvre aux espaces de l’imaginaire, l’écran de télévision séduit par son immédiateté au réel et celui des jeux vidéo à l’illusion des activités virtuelles confirmant ainsi son pouvoir hypnotique. L’écran de l’ordinateur et de ses avatars en fait une interface universelle douée d’ubiquité, façonnant pour son utilisateur un sentiment de toute puissance alors qu’il gouverne nos choix et nous gouverne.

Dossier : L’éducation en exercice(s)

Présentation, par Didier Moreau

Éduquer ou dresser ? Pour une critique du « post-humanisme« , par Didier Moreau (Université Paris VIII)

L’auteur se propose d’explorer la frontière étroite, souvent imperceptible, entre éducation (formations/acquisitions) et le dressage, entre libération et assujettissement – ce dont le cirque offre la mise en scène inquiétante. L’ « exercice » porte en lui la possibilité de cette « bifurcation », l’humanisation de l’homme exigeant la réduction en soi de son animalité, ce qui nourrit encore la position kantienne. La référence stoïcienne montre au contraire que ce qui fait obstacle n’est pas l’animalité mais ce qui sépare l’homme de lui-même, la stultitia ; s’en extraire, demande certaines formes d’exercices sur soi-même, de soin de soi, que P. Hadot et M. Foucault ont analysés. Mais sur le versant du dressage, on rencontre encore la position augustinienne d’une nature perçue comme fautive, qu’il faut redresser dans une sorte de renoncement à soi radicalisée par Descartes par une auto affirmation ascétique du sujet. L’auteur réfléchit alors sur la proposition d’un Ignace de Loyola resituant la pratique des exercices dans la relation du disciple à un maître, avec pour visée l’accès à une intériorité propre : se comprendre et s’interpréter à travers son propre procès de formation. L’article conclut avec W. Benjamin : si le dressage renvoie à la domination du machinisme sur l’individu, l’exercice incorpore l’enfant au monde par l’expérience du langage, concourt à la formation de la communauté sociale et assure la liberté d’être à soi.

Les trois sources de la vie philosophique chez John Dewey, par Michel Fabre (Université de Nantes)

Comment se pose chez John Dewey, la question de la vie philosophique ou de la philosophie comme vie constitue le propos de cet article : à la convergence de trois sources : éthique, religieuse et esthétique. Les idées de perfectionnement moral et de réalisation de soi, élaborées d’abord dans un climat idéaliste, puis naturaliste, définissent une nouvelle Bildung, comme auto-éducation continuée et engagement dans des causes démocratiques. La sécularisation du religieux se conjugue avec celle de l’esthétique pour définir une expérience de métamorphose, « l’ajustement », qui marque les étapes du perfectionnement de soi. Dewey recueille ainsi l’héritage du transcendantalisme d’Emerson et de Thoreau et, à travers lui, la leçon stoïcienne pour en proposer une ré-élaboration dans une philosophie du devenir.

Exercices et pratiques autopoïétiques : la compétence éthique dans la formation des maîtres, par Jean-François Dupeyron (Université de Bordeaux)

En introduisant la notion de « compétence éthique » dans les objectifs de formation des enseignants, le ministère soulevait un problème double. Le premier d’ordre théorique met en doute la pertinence de la notion de compétence dans les domaines de la formation morale (laïque) des élèves et de l’éthique professionnelle. Mais il y avait une seconde difficulté que Jean-François Dupeyron prend à bras le corps : quel est le sens, in fine, de cette question, et quel sens donner à l’idée d’un « savoir » éthique qui serait en jeu dans la formation ? Il examine la question à partir de Foucault, Durkheim et Gadamer pour montrer que s’il s’agit de la connaissance de codes sociaux, l’enjeu est encore de leur interprétation et du « travail sur soi » dans et par l’action qui en découle, soit encore la question de leur « application » non pas technique mais « phronétique ». Une telle orientation invalide toute position kantienne du sujet mais la théorie du care ne constitue pas selon l’auteur une alternative satisfaisante. Reste alors la problématique ouverte par Michel Foucault d’une « autopoïétique », mais J-F. Dupeyron montre aussi qu’elle ne peut être acceptée sans quelque précaution critique.

« Le référent de l’expression » : la littérature en exercices, par Valérie Pérez (Université de La Rochelle)

Lorsque nous étudions un texte littéraire en cours de français, après avoir déterminé des objectifs pédagogiques, est-on certain de diriger les élèves vers la bonne cible ? Quels sont les objectifs poursuivis sciemment par nos apprentis lecteurs ? Connaître un auteur parce qu’il fait partie du patrimoine culturel d’un pays, ce n’est pas le connaître. Lire un poète parce qu’il emploie des mots rares ou des figures de style intéressantes, ce n’est pas lire la poésie. Bon nombre d’élèves et d’étudiants associent pourtant littérature et culture générale… Les difficultés des élèves à commenter les textes littéraires viennent en partie de là, de cette vision de la littérature comme un simple objet de culture générale. De là leur incapacité à s’approprier les textes littéraires : ils gardent avec ceux-ci une distance qui les empêche de les comprendre, et par voie de conséquence, de les commenter. L’enseignement de la littérature, pourrait, au contraire, prendre la forme d’une activité qui ferait de la parole de l’écrivain une parole vraie, une parole qui enseigne, une parole qui se transmet. Il nous paraît urgent et nécessaire que les élèves et les étudiants écoutent cette parole, qu’ils apprennent à lui prêter attention pour se l’approprier.

Du bon usage des séjours à l’étranger pour les jeunes : une tension entre savoir de et savoir sur, par Lucette Colin (Université Paris VIII)

L’auteure confronte les séjours linguistiques à l’étranger, en particulier les séjours longs comme le programme Voltaire, à la tradition du « Grand Tour » que la jeunesse aristocratique effectuait en Europe aux XVIIIe et XIXe siècles. Les résultats de son enquête sont doubles. D’un côté les institutions maintiennent une conception scolaire de ces voyages (encadrement, évaluation), mais d’un autre côté les motivations et les effets sur les jeunes adolescents concernés pourraient bien être tout autres : échapper pour un temps à l’emprise du lycée et de la famille, recherche (inconsciente) de l’aventure et de l’altérité, de l’expérience de l’inconnu, découverte de soi, transformations plus intimes… La longue durée du séjour est sur ce point décisive qui permet les adaptations graduées comme les ruptures, et apparente à maints égards ces voyages aux archaïques rituels d’initiation dans le passage à l’âge adulte.

Mimésis et apprentissage culturel, par Christoph Wulf (Université libre de Berlin)

Des études récentes sur les primates ont montré que c’est l’homme qui est de loin le plus apte à apprendre par mimétisme. Aristote considérait déjà que l’aptitude à l’apprentissage culturel et le plaisir de s’y adonner étaient un don propre à l’espèce humaine. Ces aptitudes mimétiques permettent au jeune enfant de prendre part à la production et aux processus culturels de sa société. Le jeune enfant assimile les productions matérielles et symboliques de sa communauté culturelle, qui, ainsi conservées, se transmettent à la génération suivante. Dans une large mesure, l’apprentissage culturel est apprentissage mimétique ; il est essentiel dans de nombreux processus de formation et de formation par soi-même. Il s’étend à autrui, à la communauté sociale et aux biens culturels dont il garantit la vivacité. L’apprentissage mimétique, fondé sur le corps et les sens, permet l’apprentissage d’images, de schémas, de mouvements relevant de l’action pratique ; il s’effectue de façon largement inconsciente, ce qui induit des effets durables dans tous les domaines de l’évolution culturelle.

Étude : Eduquer et soigner : une éthique commune ?, par Guillaume Durand

L’éthique médicale et l’éthique enseignante ont toutes les deux à résoudre un problème fondamental : concilier la liberté et la contrainte. Dans le soin, il s’agit bien souvent, pour le bien du malade, tel un schizophrène par exemple, de le contraindre à un traitement. Dans l’éducation, si l’idéal pour tout professeur serait que ses élèves consentent et désirent toujours apprendre, la réalité de la relation éducative est un va-et-vient constant entre la contrainte et la liberté, entre le refus de travailler et le désir d’apprendre. Il s’agit de fonder aujourd’hui, dans l’éducation et dans le soin, une éthique qui soit une sorte de troisième voie, entre un paternalisme radical désuet et illégitime et un minimalisme moral qui risque de réduire les relations entre les acteurs à de pures relations contractuelles.

Étude : Philosophie aristocratique et religion du peuple : des rapports de l’enseignement de la philosophie et de la religion au XIXe siècle, par Lucie Rey (Université des Antilles)

Comment comprendre les rapports ambivalents de la philosophie et de la religion dans les textes de Victor Cousin ? En effet, d’après la doctrine éclectique cousinienne, la religion donne, sous la forme spontanée d’un sentiment, la représentation anticipée du véritable système de la réalité et de la pensée dont il revient à la philosophie de produire un exposé totalement réfléchi. En ce sens, la religion est subordonnée à la philosophie et non l’inverse. Pourtant, en raison des polémiques qui agitent le XIXe siècle autour du rôle de la religion dans l’enseignement, des discours de natures différentes se succèdent sous la plume de Cousin relativement à la religion. En effet, si Cousin a commencé par défendre l’indépendance de l’enseignement relativement aux différentes religions, il se rallie pourtant le plus souvent à la lutte des catholiques contre l’enseignement des républicains. Certains textes tardifs vont même jusqu’à transformer le discours philosophique en un véritable catéchisme moral, soumis aux dogmes de la religion catholique. Ce sont ces ambivalences du discours cousinien sur les rapports de la philosophie et de la religion que cet article se propose d’examiner.