n°43 : École publique et émancipation

Le Télémaque n°43 (2013/1)

Lien 

English version

 

L’institution de l’école, gratuite, obligatoire et laïque marque l’histoire scolaire de la France de façon architectonique depuis le dernier tiers du XIXe siècle et définit les conditions de l’émancipation : la réalisation de l’idéal républicain d’égalité et de liberté. Or cette synthèse historique – culturelle, politique et sociale – est devenue problématique. Elle rencontre contradictions et apories. L’école peut-elle être émancipatrice et obligatoire ? Peut-elle assurer sa fonction de sélection des élites sans devenir inégalitaire ? Comment l’idée d’unité (d’identité) républicaine de l’école (de la Nation) peut-elle résister à l’affirmation de la pluralité des cultures et des communautés ? Comment le principe de laïcité peut-il maintenir l’équilibre entre les différentes composantes d’une société fragmentée ? Le projet d’émancipation collective promu par l’école est-il conciliable avec les logiques individualistes de revendication pour chacun des espaces d’exercice personnel de sa liberté ?
Ce sont ces différentes interrogations que le dossier se propose de reprendre et, plutôt que de viser des solutions (encore moins de proposer un « programme » pour l’école), d’analyser de façon critique en examinant les processus et les contextes qui ont permis leur avènement et les conditions de leur énonciation.

Ouverture, par Denis Kambouchner

Chronique morale : Chaque singularité est un autre accès au monde…, par Charles Gardou (Université Lyon II)

Il faudrait reconnaître que les personnes souffrant de handicap, malentendants, malvoyants, handicapés moteurs, entretiennent simplement un autre rapport au monde, qu’ils ne sont pas autres mais des « nous-mêmes ». Ils expriment de façon aigüe le caractère « polyphonique » de la condition humaine ; leur singularité a une portée universelle. Il s’agit donc moins de les intégrer en essayant de répondre à leurs besoins spécifiques, que de répondre à travers l’idée de société « inclusive » aux exigences d’un monde « commun » dans une égalité de tous avec tous.

Notion : Autorité, par Anne-Claire Husser (ENS Lyon)

Prenant acte d’une part de l’érosion institutionnelle et symbolique de l’autorité et d’autre part de la nécessité d’une réflexion critique à son propos, A-Claire Husser rappelle dans un premier temps les deux pôles, instituant et contraignant, de la notion : auctoritas et potestas. Pour rompre cet antagonisme, l’exercice de l’autorité demanderait confiance et reconnaissance, mais aussi dissymétrie, si elle doit assurer des fonctions de contrôle et de régulation du lien social. Du point de vue éducatif, l’autorité doit viser l’autonomie et la responsabilisation de l’enfant, mais il y faut aussi discipline (Kant) et dépendance à l’égard des choses (Rousseau). Dans sa dernière partie, l’article analyse de façon critique les thèses d’A.S. Neill sur la déconstruction de l’autorité des adultes au profit d’une communauté d’égaux, pour souligner aussi leurs apories. La difficulté aujourd’hui serait d’articuler droits du sujet, expression du désir, inscription sociale des individus à la valeur émancipatrice de l’acculturation éducative.

Dossier : École publique et émancipation

Présentation, par Frédéric Mole et Philippe Foray

Républicanisme scolaire : émancipation et méritocratie, par Philippe Foray (Université Saint Étienne)

L’auteur distingue les différentes traditions portées par l’idée de « républicanisme », la première (Aristote) considère la citoyenneté comme une participation à l’élaboration collective de la « vie bonne », la seconde (Machiavel) comme l’aptitude à la « vigilance » civique pour la préservation des libertés ; l’émancipation promise par l’école, quant à elle, consiste à former des citoyens politiques dans la perspective « libérale » : ce qui signifie qu’elle est centrée sur le principe méritocratique de l’égalité des chances et l’émancipation est comprise comme un processus principalement individuel. Dans le modèle classique, l’émancipation politique et la sélection des élites sont compatibles sinon acceptées ; l’égalité républicaine implique qu’il y ait une place pour chacun et le régime de l’inégalité sociale maintient chacun à sa place. Mais la généralisation institutionnelle (via l’école unique) de l’égalité des chances génère échecs et inégalités et entre en contradiction avec un objectif d’émancipation à la fois politique et social.

Les incertitudes de l’émancipation, par Emmanuel Brassat (IUFM de Versailles)

Pour définir la notion d’émancipation, l’auteur introduit la dialectique entre liberté et soumission à une autorité et distinguant affranchissement et émancipation, caractérise cette dernière par l’accès à l’exercice universel d’une liberté de droit. Ainsi la modernité lie de façon essentielle émancipation, éducation et, dans sa forme républicaine, une scolarisation ouverte à tous. Cependant, ce programme intellectuel et politique rencontre un certain nombre de difficultés, en particulier le principe directeur de subordonner la pratique de droits civiques et politiques à l’exercice de la pensée rationnelle et du jugement critique. En effet, l’indépendance individuelle semble pouvoir être acquise par d’autres voies que celles de l’école, les nouveaux médias audio-visuels et numériques marginalisent la culture scolaire, ses modes de médiations, son autorité symbolique. Dès lors, savoir si l’école publique est encore une instance émancipatrice devient une question grosse d’incertitudes.

L’École et la crise des « configurations d’assujettissement », par Jean-François Nordmann (IUFM de Versailles)

L’idée d’émancipation indique que l’individu peut s’affranchir des contraintes de son environnement, des autorités ou tutelles extérieures et enfin de ses propres opinions ou préjugés, ce qui exige de sa part l’acquisition de savoirs, de comportements, etc. Or, l’auteur interprète ces processus d’acquisition, soit la production de sujets rationnels, autonomes, moraux et citoyens, comme des processus d’assujettissement. La notion, ensuite de « configuration d’assujettissement » désigne les ensembles structurés qui produisent ces processus individuels et collectifs de subjectivation, processus qui se présentent eux-mêmes comme visant le « bien » des individus. L’auteur montre, en cinq points, que c’est bien le cas pour l’école et au-delà de l’ensemble du fonctionnement social. Mais il fait aussi l’hypothèse de leur crise systémique, dont il décrit les formes principales. L’article se termine par une réflexion sur les évolutions possibles de la crise et son possible dépassement.

Morale laïque et identité à l’école, par Geneviève Zoïa (Université Montpellier II)

Cet article explore la notion de laïcité comme opérateur analytique pour penser la mise en jeu des identités dans l’espace scolaire. Il mobilise une méthode anthropologique et s’appuie sur des terrains menés dans les quartiers populaires français. La laïcité française est, depuis les origines, pensée comme une forme supérieure de lien social, au service de l’émancipation et de la formation d’un esprit critique, de la promotion de valeurs universelles. Cependant, force est de constater qu’elle est aujourd’hui comprise et mise en jeu dans des débats publics comme défendant une forme identitaire particulière et majoritaire, et notamment comme l’inverse d’une religion, l’islam. Face aux difficultés contemporaines de définition d’un modèle de lien social pouvant intégrer le pluralisme des valeurs morales, la laïcité véhicule un passager aujourd’hui de plus en plus clandestin : l’identité. Ainsi, les appels à la morale laïque risquent de prendre des accents défensifs, voire hostiles, à l’encontre de publics scolaires qui n’ont pas reçu la laïcité en héritage.

L’école peut-elle être, à la fois, libératrice et obligatoire ?, par Roger Monjo (Université Montpellier III)

Avec la gratuité et la laïcité, l’obligation fait partie des principes organisateurs de l’école publique en France. L’auteur organise sa réflexion en confrontant l’idée d’obligation à celles d’égalité des chances et de droit universel à une éducation de base pour montrer qu’elle soulève de nombreuses difficultés. Il s’agit d’abord de voir comment le sens et les fonctions (politiques et sociales) de l’obligation ont évolué historiquement, pour problématiser les notions de « pacte », « contrat », « quasi-contrat » qui lient l’école publique à la nation. Ensuite de mesurer l’écart grandissant entre l’obligation stricto sensu et i) la durée de vie scolaire, ii) la promesse de l’intégration sociale et professionnelle. Par ailleurs, pour faire face à l’absentéisme, l’obligation se fait « policière » et contrevient au principe que seule une volonté libre peut être obligée. Roger Monjo suggère alors que les modèles solidaristes, les théories du care ou l’idée d’allocation universelle pourraient relayer aujourd’hui le droit universel à une éducation de base.

L’école unique, une émancipation collective ou individuelle ? (début XXe siècle – années 1930), par Frédéric Mole (Université de Saint Étienne)

Le projet républicain pour l’école se donnait une portée universelle d’émancipation des individus mais il visait aussi un mode de sélection des élites fondé sur la seule méritocratie, avec une finalité politique : mettre fin à une transmission par héritage des hégémonies sociales. F. Mole analyse les objections formulées dès le début du XXe siècle par les instituteurs syndicalistes révolutionnaires : les réformes annoncées répondent-elles aux besoins de la classe ouvrière, ou ne sont-elles que des mesures défensives de la bourgeoisie pour maintenir sa domination ? La réponse de Ferdinand Buisson tient dans l’idée d’école unique. Mais la controverse restera vive entre deux conceptions du rôle de l’école : outil d’une émancipation sociale collective ou d’une émancipation intellectuelle individuelle. A la fin de la période, un compromis s’établit autour de l’idée de démocratisation de la scolarisation et d’éducation de masse.

Étude : Du savoir inutile. Création, expérimentation et pratique du savoir en périphérie, par Guillaume Sabin (Université de Bretagne Occidentale)

Notre époque semble être gagnée par le savoir instrumental : le savoir se doit d’être utile, rentable et évaluable. Dans le même temps, savoirs et informations se confondent ; il semble que nous ne devions plus pratiquer le savoir, mais seulement l’absorber. Une expérience menée à Buenos Aires entre un mouvement de chômeurs et un collectif de « recherche militante » réaffirme pourtant l’inutilité du savoir : celui-ci est une pratique qui germe de l’action, il n’est pas détaché de l’expérience vécue et refuse de se laisser contaminer par la raison utilitaire. Cette expérience vient rappeler les liens qui unissent le savoir aux hommes et au monde, le caractère immanent des savoirs en création.

Étude : Du féminisme dans et par l’éducation. Regards sur L’éducation féministe des filles de Madeleine Pelletier (1914), par Bérengère Kolly (Lisec, Lorraine)

Dans son texte de 1914, Madeleine Pelletier soulève la question d’une éducation qui conduise à un « affranchissement réel » des femmes des assujettisements auxquels elles sont soumises. Une telle éducation doit être « féministe », i.e. être en rupture avec la société masculine et organiser la solidarité future entre les actuelles opprimées. Mais l’une et l’autre voie présentent des difficultés et des contradictions. La rupture ne doit-elle pas passer d’abord au sein de la collectivité des femmes, la soumission étant inculquée par les paires ? L’éducation féministe devrait alors isoler la petite fille de ses semblables, se rallier à des modèles masculins, dans un processus de « civilisation » qui favorise l’émergence d’individualités nouvelles. Ou bien, l’issue devrait-elle être d’abord politique (collective et sociale) par l’institution d’écoles « féministes », en nombre limité ? Ou bien encore, il s’agirait de généraliser l' »esprit féministe » par l’entremise d’enseignantes elles-mêmes féministes dans les écoles publiques. L’éducation féministe serait donc paradoxale et « à rebours », privilégiant la prise de liberté individuelle sur les solidarités ultérieures et l’émancipation collective.