n°42 : L’enfant et la guerre

Le Télémaque n°42 (2012/2)

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Entre l’innocence de l’enfance et la violence de la guerre, la rencontre est dérangeante et place d’ordinaire l’enfant sous la figure de la victime. Enfants déplacés, victimes parmi les victimes civiles, enfants orphelins, mutilés ou handicapés, ou violés, sacrifiés en boucliers contre l’avancée ennemie, autant de violations aux droits d’autant plus condamnées qu’elles atteignent des enfants. Mais l’enfant peut aussi être enrôlé, il peut devenir soldat. Une autre figure alors apparaît, plus complexe, tiraillée entre bourreau et victime. Or, un enfant soldat est-il un soldat ? Comment l’enfant de troupe et les écoles qui accueillaient les orphelins de la guerre entendaient aussi les préparer et les aguerrir ? C’est à cette complexité que s’attachera ce numéro, qui tentera également de comprendre que l’on puisse être un enfant de la guerre sans jamais l’avoir vécue ni connue.

Ouverture, par Laurence Cornu (Université de Tours)

Chronique morale : Les petits soldats de la République, par Alain Vergnioux (Université de Caen)

La littérature conçue pour la jeunesse, à côté de sa fonction de distraction, vise aussi à travers ses mises en scène de l’enfance et de l’adolescence des buts de formation et d’éducation. A cet égard, la première période de la Troisième République (de 1870 à 1914) présente des caractéristiques tout à fait intéressantes. Programmes scolaires et récits pour la jeunesse conjuguent leurs efforts pour d’une part préparer moralement et par des exercices physiques adaptés les nouvelles générations à la « revanche » sur l’Allemagne, et donner d’autre part aux jeunes garçons des modèles de civisme, de courage et de patriotisme.

Notion : La responsabilité, par Eirick Prairat (Université de Lorraine)

Penser une éthique éducative à l’heure où le droit ne cesse de gagner du terrain, tel est le défi qu’entend relever cet article. Dans la première section, Eirik Prairat montre que l’éthique éducative traditionnelle s’est réfléchie comme une éthique de l’exemplarité, de la responsabilité au sens où répondre signifie répondre de soi. Dans les deux sections suivantes, les pensées de Lévinas et de Jonas permettent d’examiner comment la responsabilité prend une coloration morale, devenant « responsabilité pour autrui ». Dans les dernières sections, inspirées par la pensée Lévinassienne, l’auteur définit les contours d’une éthique de la responsabilité.

Dossier : L’enfant et la guerre

Présentation, par Brigitte Frelat-Kahn et Sophie Richardot

Autour des « Maries-Louises », par Jean-Marc Largeaud (Université de Tours)

L’armée napoléonienne repose sur le principe de la conscription mais en 1813, 1814 les pertes subies à partir de la campagne de Russie et l’infériorité numérique de la Grande armée oblige à une levée massive de classes d’âge de plus en plus jeunes ; on désignera sous l’épithète « Maries-Louises » les jeunes recrues de l’année 1815, mais dans quelles limites d’âge et dans quelle proportion ? Jean-Marc Largeaud donne un compte rendu détaillé des sources historiographiques disponibles, des variations départementales et de l’engagement réel de ces jeunes soldats sur le terrain. De fait, l’appellation elle-même est tardive, même si elle attestée une première fois sous la plume du colonel Fabvier en 1819. Ce sont les romans d’Herckmann-Chatrian, Le conscrit de 1813 (1864), Waterloo (1865), puis ceux d’Edward Montier Les Marie-Louises, (1911) et d’Henri Houssaye 1814 (1888) qui lui donne forme dans la littérature et c’est la guerre de 1914-1918 qui donnera un statut définitif à la représentation de la jeunesse en armes, héroïque et défenseur de la patrie.

Eviter les guerres tout en imitant le « modèle militaire » : la pédagogie pacifiste esquissée par Alain, par Baptiste Jacomino (ISFEC Marseille)

Alain veut mettre l’école au service de la paix. Les guerres, écrit-il, n’ont qu’une cause : les passions. Or, l’éducation peut beaucoup contre les passions. Grâce aux Humanités, à la géométrie et à des exercices mécaniques, on peut délivrer l’enfant du fanatisme et des tensions qui conduisent aux guerres. Tout en défendant cette ligne pacifiste, Alain invite le maître à s’inspirer du  » modèle militaire « . Il semble considérer qu’une discipline parfois brutale permet de donner à l’enfant la confiance en soi grâce à laquelle il va pouvoir apprendre à douter et à se méfier de lui-même, se libérant ainsi de tout fanatisme. Il y a donc chez Alain des pistes pour bâtir une pédagogie pacifiste en partie inspirée du « modèle militaire », mais il s’agit seulement de pistes et non d’une doctrine parfaitement articulée et claire.

Génération Grande Guerre : expériences enfantines du premier conflit mondial, par Manon Pignot (Université de Picardie-Jules Verne)

Dès la première année du conflit, la guerre de 1914 suscite un discours de mobilisation idéologique et pratique des enfants selon des valeurs de patriotisme, de sacrifice, voire de culpabilité. Ils sont enrôlés dans la confection de colis, de vêtements, pour les soldats du front ou pour les blessés, où l’école n’est pas en reste. Mais l’auteure montre que le conflit est aussi l’expérience de l’absence des pères, des reconfigurations de rôle dans la famille, l’importance des lettres envoyées et reçues, et, pour les régions du nord, l’expérience de l’exode ou le poids de l’occupation ; le deuil enfin et la disparition de parents ou de proches.

Janusz Korczak et Friedl Dicker-Brandeis : deux pédagogues de la liberté dans l’univers concentrationnaire nazi, par Sophie Richardot (Université de Picardie-Jules Verne)

On s’intéresse ici à deux pédagogues qui, au sein même de l’univers concentrationnaire nazi, ont poursuivi un objectif commun : ménager des espaces de liberté aux enfants Juifs opprimés. Il s’agit, tout d’abord, de Janusz Korczak (1878-1942), écrivain de renom en Pologne, pédiatre de formation, et dont les idées ont inspiré jusqu’à la rédaction de la Convention des droits de l’enfant dans les années 1980. Il s’agit, ensuite, de Friedl Dicker-Brandeis (1898–1944), une artiste autrichienne qui enseigna l’art à des enfants juifs internés dans le camp de Terezinstadt où elle fut déportée avant d’être gazée à Auschwitz avec certains de ces élèves. L’article montre comment tous deux sont parvenus à développer, dans des conditions aussi extrêmes, une pédagogie résolument tournée vers la liberté. Il met en évidence les conditions de mise en place de ces espaces pluriels de liberté et leurs effets sur les enfants. Il révèle que ces espaces, bien qu’ayant pris des formes variées, sont sous-tendus par une même conception de l’enfant.

Les héritiers du silence ou la constitution d’une mémoire seconde, par Florence Dosse

La guerre d’Algérie (1954-1962) a touché un million d’appelés qui n’ont pas voulu ou pas pu en faire le récit à leur retour, ni à leur famille, ni à leurs enfants ensuite ; ces derniers ainsi sont sous l’emprise d’une mémoire « seconde », parcellaire, transmise de façon inconsciente. L’enquête menée par Florence Dosse auprès de ces soldats révèle plusieurs couches d’enfouissement de la mémoire : silence forcé au sein de l’armée, dénégation institutionnelle et politique de ce qui ne fut pas une « guerre », indifférence et refoulement des environnements sociaux. Le rideau est vite retombé sur une guerre sans nom ; la page devait être tournée. Pour les enfants, la guerre de leurs pères est restée « sans résonnance » mais ils n’en ont pas moins reçu de façon déstructurée le poids d’une mémoire honteuse et coupable. Comment rétablir la vérité des faits, faire connaître simplement la réalité, faire entrer l' »événement » dans l’Histoire ? La réponse semble être dans la médiation de l’école et la constitution d’une mémoire commune.

Enfants du viol : questions, silence et transmission, par Marie-Odile Godard (Université de Picardie-Jules Verne) et Marie-Josée Ukeye (Université de Picardie-Jules Verne)

Bientôt dix huit ans que le génocide des Tutsi a bouleversé le Rwanda. Il a été perpétré en cent jours et a fait plus d’un million de morts. Les survivants tentent de reconstruire, un pays, une culture, une vie qui est entachée par le génocide. Si la société rwandaise post-génocidaire s’est attachée à interdire la mention de l’ethnie, à rendre la scolarité obligatoire, à juger les génocidaires par l’instauration des Gacaca, à créer le Fond d’aide aux rescapés du génocide (FARG), certains enfants portent en eux la marque du génocide. Nous voulons parler ici des enfants nés du viol de leurs jeunes (ou moins jeunes) mères. Ils ont entre seize ans et dix sept ans, et c’est parce que leur parole devient de plus en plus claire que nous les entendons. Que savent-ils de leur histoire ? Qui la leur a racontée ? Que peuvent-ils faire du poids de leurs ascendants ? Nous étudierons le cheminement de ces enfants et de ces mères à partir de l’élaboration menée dans deux groupes thérapeutiques, l’un de ces femmes violées et l’autre de ces enfants issus du viol.

Jus ad bellum, jus in bello, l’enfance meurtrie, par Denis Poizat (Université Lyon II)

La souffrance ou la mort de l’enfant outrepassent tout droit de la guerre ou toute régulation morale ou politique de la violence, au cours des guerres et au-delà. La prise d’otages d’enfants dans une école, le massacre d’enfants sous des bombardements invalident l’idée même de guerre « juste ». Pour argumenter son propos, l’auteur fait appel au Dostoïevski des Frères Karamazov, à la monstruosité criminelle d’un Gilles de Rais ou au spectre de la guerre chimique. De la violence et de la cruauté inacceptable de la guerre, l’enfant devient à la fois le témoin irrévocable et l’ultime arbitre, et corrélativement le plus bel étendard de la protestation pacifiste.

Actualité : Colloque de Cerisy-la-Salle : L’Émile vu d’aujourd’hui, par Emmanuel Brassat

Étude : Lipman contre Piaget : une mauvaise querelle à propos de la philosophie pour enfants, par Laurent Fedi (Université de Strasbourg)

Après avoir rappelé les différentes directions dans lesquelles s’est développé la « philosophie pour enfants », Laurent Fedi met en relief la controverse (ou les malentendus) qui s’est installée entre ses promoteurs et les analyses de Piaget sur la genèse du raisonnement chez l’enfant. C’est méconnaître le rôle qu’il attribue à la discussion et à la coopération, ses prises de position en faveur des méthodes actives à l’école, son intérêt pour les thèses défendues par Dewey et la place qu’il pouvait accorder à l’idée de conflit sociocognitif, en particulier dans le domaine du développement moral. Si différend il y a, il faudrait le situer à un autre niveau, Piaget s’inscrivant dans le modèle de la recherche scientifique plus que dans celui de l’enseignement de la philosophie dans l’institution scolaire. L’auteur propose pour conclure une évaluation de la « discussion à visée philosophique » au regard d’une formation à la pensée critique et à l’argumentation.