n°40 : Mythes en éducation / Mythes de l’éducation

Le Télémaque n°40 (2011 /2)

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Le dossier interroge la fonction éducative des mythes, leur place dans le développement, leur statut dans la culture, et cherche à voir si les discours de / sur l’éducation ne sont pas eux-mêmes amenés à construire des mythes. Il s’agit d’apprécier, d’une part, si les mythes recèlent encore une puissance d’invocation et une portée symbolique pouvant faire transmission face à ce qu’il est convenu d’appeler la crise de l’éducation : perte des valeurs et des repères ; rupture des liens avec le passé ; évanouissement de l’héritage. Jusqu’à quel point est-il encore possible d’en réactiver, d’en maintenir le sens ? D’autre part, du point de vue des éducateurs et de la théorie pédagogique, la question est aussi de voir comment la fabrique de figures ou d’expériences mythiques en éducation permet de soutenir de génération en génération les illusions nécessaires à ce « métier impossible » selon Freud et d’en assurer les renouveaux.

Ouverture

Chronique morale : Écho et Narcisse : poésie et impasse chez l’être parlant, par Philippe Arnaud (EHESS)

Le mythe de Narcisse couplé à celui de la nymphe Echo, aide à comprendre, selon Philippe Arnaud, à la fois l’impossibilité de toute communication et, dans son dépassement, la possibilité. Reprenons : d’un côté, fascination muette, de l’autre, répétition insensée ; silence et parole ; désir et distance ; redoublement et labilité des images. Or, c’est dans ce jeu de vrais-faux semblants, d’exposition et de retrait, que l' »autre » peut prendre forme et existence. Le mythe nous apprend que la parole ne peut se tenir que d’un désir qui se dérobe dans le mouvement même qui le porte, mais qui, dans un incessant recommencement, toujours se réinvente.

Notion : « Science-(fictions) », par Alain Vergnioux (Université de Caen)

L’auteur analyse trois domaines dans lesquels connaissances scientifiques (établies) et formations (partiellement) fictionnelles entrecroisent leurs discours selon des modalités très diverses, qui vont du roman de science-fiction à la réflexion théorique et épistémologique. Le statut de la science comme processus d’élaboration et celui des connaissances auxquelles elle aboutit en deviennent incertains. Faut-il les réduire au registre de la « narration » ? Qu’est- que la science-fiction nous apprend de plus sur l’homme et sur le monde que la science elle-même ? La présence mondaine de la connaissance scientifique serait-elle liée, inévitablement, à sa mise en scène dans la forme du mythe ?

Dossier : Les mythes en éducation

Présentation, par Laurence Gavarini et Dominique Ottavi

Mythe et altérité enfantine, par Dominique Ottavi (Université Paris X)

La convenance « naturelle » du conte à l’enfance ne repose-t-elle pas sur quelques préjugés où se mêlent primitivisme, imaginaire, pensée sauvage ? L’article se propose de clarifier cette relation en commençant par situer entre elles les notions de conte, mythe, légende, fable, et par un examen critique des positions de Van Gennep et Frazer. En parcourant les interprétations modernes du conte du point de vue de sa valeur éducative (Bettelheim, Belmont) ou de façon plus profonde sa capacité à représenter le réel, D. Ottavi montre que la transcription de l’oralité à l’écrit, la fixation patrimoniale des contes (Grimm, Perrault) et leur dévolution à l’enfance vont de pair. L’interprétation moderne considère les enfants comme les dépositaires d’un savoir mythique archaïque et en donnant aux contes pour fonction première la maîtrise des affects, elle en fait ainsi les premiers destinataires. Mais là encore, Freud comme Wittgenstein montrent qu’il faut chercher la vérité du conte dans son « inquiétante étrangeté », l’expérience des limites et la rencontre avec certaines formes de terreur radicale.

Mythes et utopies, par Anne-Marie Drouin-Hans (Université de Bourgogne)

Après avoir redéfini les notions d’utopie et de mythe, l’auteure analyse et évalue la dimension éducative de ces deux types de récits. Les utopies canoniques décrivent des sociétés idéales, rationnelles, transparentes à elles-mêmes et intègrent ipso facto les modèles d’éducation à même de les faire advenir et de perdurer. Même s’il s’agit de récits fictifs, les utopies jouent avec le vraisemblable et permettent de tester en pensée des formes possibles de constructions sociales. L’usage du terme de mythe est plus diversifié. Chez Platon le mythe est la mise en forme symbolique d’une problématique abstraite. A partir de ce modèle A-M. Drouin-Hans développe trois exemples de mythe d’origine (la Genèse, le Popol Vuh, et celui du Banquet sur l’origine de l’amour). Les formes rhétoriques mises en œuvre assurent ici une fonction de fondation, d’exposition et d’explication. De façon plus large, utopies et mythes se rejoignent dans une visée herméneutique d’interprétation du réel.

Logos, Mythos et Mètis : formes de savoir et rapport à la langue, par Marilia Amorim (Université Paris VIII)

Dans un premier temps, l’auteure commente la polysémie des dénominations dans l’Odyssée d’Homère, Ulysse « aux mille ruses », Circé « la tournoyante »…, pour dégager deux pôles de construction du sens dans le discours, celui de la stabilité s’opposant à celui de la variabilité du sens. Sur cette base, elle définit trois sortes de savoir : le savoir démonstratif (logos), le savoir narratif (mythos) et celui de l’action et de la ruse (mètis) ; renvoyant alors à l’enseignement et la fonction des sophistes dans les cités grecques de l’Antiquité, elle souligne le lien qui unit ce dernier à l’exercice de la démocratie et de la formation politique.

Le mythe de l’éducation moderne au XXIe siècle : la part de Makarenko, par Antoine Savoye (Université Paris VIII)

Le métier d’enseignant a généré nombre de mythes professionnels attachés en général à la figure de « grands pédagogues ». L’article se propose d’étudier le cas de Makarenko, les formes de mythification dont il fut l’objet, de la part de militants éducatifs et d’universitaires engagés, dans une légitimation réciproque, pour les premiers sur le mode de la rédemption à travers des récits exemplaires et édifiants, pour les seconds en mettant l’accent sur les techniques (émancipatrices), le puerocentrisme et l’éducabilité. L’ensemble vient renforcer le mythe général de l' »éducation moderne » par oblitération des contextes et des acteurs réels, mythe transculturel qui peut « fraterniser » sans contradiction avec les thèses de Neill ou de Montessori. Antoine Savoye montre ensuite de façon plus précise comment le mythe pédagogique fut initialement interne à l’URSS et d’abord construit par Makarenko lui-même pour être promu comme modèle au niveau de l’Etat. Puis il étudie sa réception et sa diffusion en France qui eurent pour relais le Parti communiste dans les années cinquante, des intellectuels engagés et des mouvements pédagogiques (Cemea, Gfen). Quoique mal intégrée dans le champ de l’éducation progressiste français, la référence à Makarenko est toujours agissante, en particulier quand elle est envisagée comme « solution » à la scolarisation de la jeunesse « difficile ».

La condition d’orphelin et son spectre pédagogique : le mythe de l’enfant sauvage, par Léandro de Lajonquière (Université de Sao Paulo)

Nous revenons ici sur le traitement défini comme médico-moral auquel, au début du XIXe siècle, le médecin Jean-Marc-Gaspard Itard soumit Victor, resté dans la mémoire comme l’enfant sauvage de l’Aveyron. Il s’agit d’interroger la constance de l’intérêt porté jusqu’à aujourd’hui à cette expérience pédagogique, les idées d’alors qui l’ont rendue possible, ainsi que la singulière implication personnelle du médecin-pédagogue dans cette entreprise. Nous analysons en particulier, et à la lumière de la distinction chère à la psychanalyse entre identification et imitation, le contenu des idées psycholinguistiques et la façon dont Itard s’adressait au garçon. Notre conclusion est qu’il n’hésita pas à personnifier un désir prométhéen de fabrication méthodique de l’être humain et finit ainsi par pervertir la dialectique de la demande et du désir, montrant ce qu’il ne faut pas faire dans l’éducation d’un enfant.

Le père est-il un mythe ?, par Martine Ménès (Université Paris VIII)

De quoi « père » est-il le nom ? Le terme désigne-t-il un mythe ? Martine Ménès répond à cette question par étapes successives et l’analyse minutieuse des positions freudienne et lacanienne, mais en accordant aussi initialement une large place aux tragiques grecs au mythe d’Œdipe et aux différents discours qui l’ont porté dans l’Antiquité. Elle rappelle en particulier les positions structurales de Pélos, Labadakos, Laïos et Chrisippe, démultiplications dans la fable de la figuration paternelle. Suivent l’exposé des analyses menées par Freud dans Totem et Tabou, Moïse et le monothéisme, et leur refonte lacanienne dans le nom-du-père, Ce qui nomme, le synthôme, le « lalangue ».

Présentation et lecture de « Il nous manque une culture, Réflexions sur l’enseignement hébraïque », d’Emmanuel Levinas, par Denis Poizat (Université Lyon II)

Sans doute, Emmanuel Levinas ne pouvait dans ses cours de philosophie négliger les questions de la transmission et de la formation. Mais ses responsabilités comme Directeur pendant 34 ans de l’Ecole Normale Israélite Orientale n’ont pu que nourrir en lui, davantage encore, la réflexion sur l’éducation, comme de nombreux textes en témoignent. Dans celui que D. Poizat nous présente et commente ici, « Il nous manque une culture », E. Levinas tente de répondre à une question que lui a posée Ben Gourion en 1953 sur l’échec de l’enseignement hébraïque. Pour Levinas, le sens de cet échec est qu’une éducation ne peut se soutenir qu’adossée à une culture, transmise dans une tradition vécue, enracinée dans une « terre ». Cela cependant ne suffit pas, comme l’indiquent d’autres textes : il faut encore à l’éducation de pouvoir s’appuyer et se déployer dans la connaissance des textes (la Thora), leur relecture et leur commentaire incessants ; il faut encore pouvoir ancrer l’éducation dans une philosophie de l’éducation, qui unisse l’universalisme, l’exercice contradictoire de la raison, l’attention à autrui.