n°39 : Sur la formation des élites

Le Télémaque n°39 (2011 /1 )

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L’esprit des réformes des politiques éducatives, la volonté d’harmonisation des certifications et des diplômes au niveau européen en même temps que l’impossibilité d’une politique commune en matière d’éducation, le poids des évaluations internationales : autant de traits qui transforment le rapport qu’un système éducatif national peut avoir à la formation et à la constitution de ses élites. Ce numéro tente de comprendre le lien qui peut se nouer ou se dénouer entre élites scolaires et élites sociales, à partir de deux orientations principales : un détour par l’histoire et l’analyse du lien entre institutions et constitution des élites, du rôle qu’ont pu avoir certains types d’établissements dans la formation et la transformation d’élites nationales ; une approche internationale et européenne qui aide à situer ce qui peut aujourd’hui être entendu sous la notion d’élite(s).

Ouverture, par Vilfredo Pareto

Dans ses cours prodigués à l’Université de Lausanne, et publiés en 1902-1903 sous le titre Les systèmes socialistes, Vilfredo Pareto développe les éléments d’une théorie de l’évolution sociale et de ses mécanismes. Dans les pages de l’Introduction reproduites ci-dessous, il analyse les questions de la distribution des richesses, des hiérarchies sociales et du renouvellement des élites. Ses modèles descriptifs et explicatifs empruntent à l’économie, la biologie, la démographie et la philosophie politique.

Chronique morale : Des élites nationalistes dans un contexte de globalisation ?, par Brigitte Frelat-Kahn (Université d’Amiens)

La déclaration de Bologne et le protocole de Lisbonne entérinent la nécessité de développer dans l’espace européen les niveaux de compétence (économie de la connaissance) dans un environnement de compétitivité internationale. Les évaluations et les classements internationaux (Shanghai, Pisa, QS) montrent les faibles performances des universités européennes et la domination anglo-américaine. Les systèmes de formation des élites nationales et leur reconnaissance s’en trouvent bouleversés, mais l’étude menée par Brigitte Frelat-Kahn, montre aussi que si la formation des élites se joue dans un espace de hiérarchies mondialisées, les recrutements et les responsabilités les plus élevées obéissent tendanciellement à des logiques nationales.

Notion : Liberté, par Alain Vergnioux (Université de Caen)

Entre les réflexions de Montesquieu et de Rousseau puis de Kant, nos conceptions de la liberté, essentiellement et comme fin de l’éducation, plongent dans le XVIIIe siècle. L’auteur met en place les notions de liberté naturelle, de liberté civile et de liberté politique, et rappelle le « programme » républicain de l’éducation, inspiré de Condorcet : l’émancipation sociale et politique des individus passe par l’instruction (et son extension universelle : gratuité et obligation). Dans une seconde partie, il analyse les différentes orientations prises au XXe siècle par les projets d’éducation à la liberté : le privilège accordé à l’autonomie des élèves dans leurs apprentissages, l’institution de la démocratie dans la classe, l’éducation à la citoyenneté, et leurs éventuels paradoxes.

Actualité : Au nom du peuple, par Anwar Moghith (Université d’Helouan, Egypte)

Faisant retour sur quelques jalons de l’histoire contemporaine de l’Egypte, l’auteur pose la question des relations entre l’existence et la fonction des élites d’une part, l’institution d’un Etat moderne et la démocratie d’autre part. Il faut y ajouter d’autres facteurs qui expliquent la réalité très complexe de la situation actuelle : le mouvement d’indépendance acquis en 1922 vis-à-vis de l’Etat ottoman puis de la puissance anglaise, les relations entre l’Etat et la religion et une sécularisation relative de l’espace public, des jeux d’alliance ou d’opposition entre des élites intellectuelles et économiques épousant les modèles libéraux occidentaux et depuis 1952 des élites politiques, nationalistes et « socialistes », militaires et technocratiques – « le peuple » n’étant jamais, de fait, absent de la scène.

Dossier : Sur la formation des élites

Présentation, par Brigitte Frelat-Kahn

Elite scolaire et démocratie, par Denis Meuret (Université de Bourgogne)

La question de l’élite renvoie à celle de l’excellence dans une démocratie. L’auteur propose d’y répondre à partir de Dewey et Walzer et avance qu’il n’y a pas de raison pour que l’excellence conduise à des hiérarchies sociales ni que la supériorité dans une sphère sociale induise une supériorité dans une autre ; la multiplicité des expériences et le caractère continu des hiérarchies devraient en prémunir les sociétés. Dans le modèle républicain, il s’agirait de concilier l’élitisme et l’égalité des citoyens et d’éviter la reproduction par le système scolaire des hiérarchies sociales. La réflexion s’appuie ensuite sur la conception rawlsienne de la justice : pour ce dernier, les excellences particulières peuvent être cultivées si elles visent, outre les satisfactions personnelles, le bien commun. La question est alors de savoir à quelles conditions la fabrication de l’excellence scolaire est compatible avec une distribution juste de l’éducation ? L’égalité équitable des chances est un élément de la réponse.

La formation des élites marocaines, miroir de la mondialisation ?, par Pierre Vermeren (Université Paris I)

Fort de l’ensemble de ses travaux d’historien sur les pays du Maghreb, l’auteur montre comment au Maroc singulièrement, la formation des élites est la résultante complexe d’un héritage colonial aux expressions paradoxales, de projections idéologiques aux effets contradictoires et de l’impact d’une globalisation mal maîtrisée. Langue française, modèle éducatif français, poids contemporain des écoles françaises ou internationales et surtout des formations en France et à l’étranger : tel est le paysage qui domine au Maroc, résultat d’une histoire paradoxale. La politique de Lyautey qui visait à promouvoir une élite marocaine en évitant le système éducatif français, aboutit aux yeux des notables et des milieux dirigeants à donner de la valeur à cette formation à la française. La politique d’indépendance et d’arabisation (1977-1989) s’arrêtera à l’université et installe une partition linguistique discriminante aux plans symbolique, politique et social. Cette dualité forte conduit à une délégitimation des formations nationales, à un chômage des hauts diplômés locaux et à une recherche des diplômes étrangers alimentant un imaginaire de l’exil pour les candidats à la méritocratie.

Les conditions d’émergence d’une élite : les Eclaireurs de France dans la décennie 1920, par Nicolas Palluau (Lycée F. Mistral, Avignon)

L’histoire des éclaireurs de France présente en regard de la formation des élites en France un cas particulier et exemplaire. Nicolas Palluau analyse la dynamique des origines de ce mouvement. Leurs initiateurs imaginent un encadrement social en partant des classes très privilégiées de la société, qui constituent leur origine, mais tentent d’établir une continuité sociale en étendant leur action et leur esprit vers les couches populaires. Inspiré par la science sociale de Fréderic Leplay, le directeur de cette institution très privée et très privilégiée qu’est l’Ecole des Roches, Bertier, va prendre la présidence du mouvement des éclaireurs de France qu’il avait œuvré à construire, outil d’une alliance entre démocratie et aristocratie. Très critiques à l’égard des élites de leur temps, ces pédagogues libéraux cherchent à former une élite capable de porter la régénération sociale. Ils entendent alors, avec le mouvement du christianisme social, irriguer l’ensemble de la société en étendant leur influence, en les formant, vers des couches nouvelles plus populaires, voire très populaires si l’on songe à la maison pour tous de la rue Mouffetard.

Les collèges jésuites et la formation des élites : l’impact de la loi Debré, par Bruno Poucet (University d’Amiens)

Alors qu’une grande partie des établissements privés assuraient en France la formation des élites sociales, la loi Debré du 31 décembre 1959 joue un rôle important dans l’évolution de l’enseignement catholique. En s’attachant plus particulièrement aux collèges jésuites, Bruno Poucet montre en quoi et comment cette loi conduit à « déconfessionnaliser » et à adapter les structures de ces établissements. Deux mesures phares caractérisent la politique de De Gaulle en matière scolaire : l’allongement de la scolarité jusqu’à 16 ans ; l’importance accordée aux matières scientifiques et techniques pour la formation des élites. Cette politique se conjugue avec les orientations de la Congrégation générale qui incite à trouver dans des milieux plus modestes des publics plus prometteurs en matière de transmission de l’esprit pastoral. Ainsi se dessine une alliance de fait avec un processus de démocratisation scolaire et d’adaptation à la demande sociale, qui prennent en la circonstance des formes originales. Bruno Poucet distingue ainsi 3 modèles : centre scolaire diocésain, collège classique et collège ignatien de proximité, qui tous témoignent d’une profonde transformation dans les motivations qui conduisent aujourd’hui à l’enseignement privé.

Les élites européennes entre cosmopolitisme et nationalisme, par Vittorio Cotesta (Université Rome III)

Comment comprendre la formation des élites dans l’espace européen ? S’inspirant de Wittgenstein, Vittorio Cotesta fait apparaître ce qu’il nomme trois moments d’une « configuration sémantique » qui articule Europe-nation-nationalisme et qui permet de poser une « communauté » européenne par-delà les identifications spontanées (religion, importance des nations et domination coloniale, moment de la construction européenne). Chaque fois, l’Europe se reconnaît par la prise en compte du regard de l’autre, témoignant ainsi de la centralité des échanges. À chaque moment répond alors une forme de voyages dans lesquels les élites se posent et s’élaborent. Voyages des religieux et des commerçants ; universalisme et cosmopolitisme dominant les élites des états nations de la « vieille » Europe, tous inscrivaient, chacun à leur manière, une supériorité supposée de l’Europe sur les autres civilisations. Les récentes transformations du monde et la perte d’influence des nations européennes remettent en cause le statut des élites du « vieux continent », entre identités nationales, culture et esprit européen, espaces mondialisés d’intervention.

Document : L’élite, son rôle et sa formation, par Abbé L. Rouzic

Nous sommes dans les lendemains de la Grande Guerre. L’abbé Louis Rouzic, aumônier à l’Ecole Sainte-Geneviève de Versailles, prodigue auprès des jeunes gens qui préparent le concours d’entrée à l’Ecole polytechnique, « âmes d’élites » comme ils les désignent dans sa lettre introductrice, une série de petits cours qu’il réunira sous la forme d’un opuscule publié en 1922 sous le titre L’Elite, son rôle et sa formation. Il faut « redresser » le pays et il plaide pour un renouvellement des élites par un élargissement de leur recrutement à l’ensemble de la société. Nous en livrons ci-dessous les chapitres I, II et III.

Etude : Aux sources du sexisme contemporain : Cabanis et la faiblesse des femmes, par Nicole Mosconi (Université Paris X)

La thèse défendue par Nicole Mosconi est que le retard des femmes devant l’instruction qui perdure au XIXe siècle est grandement imputable à la médecine qui fonde dans leur physiologie leur infériorité par rapport aux hommes. Pour le comprendre, il faut voir comment les « idéologues » conçoivent le projet d’une « science de l’homme » sur des bases empiristes et matérialistes, libérée de toute référence théologique. Parmi eux, Cabanis veut, sur le modèle fourni par Condillac, élaborer une science des idées, tant intellectuelles que morales, qui admet entre les sexes des différenciations macro-physiologiques que la puberté accentue : les femmes sont physiquement moins robustes, leur intelligence est davantage tournée vers l’imagination que vers les sciences, leur sensibilité vers la séduction, etc., ceci thématisé comme « lois de la nature ». En découle la distribution des rôles sociaux (à la femme reviennent la sphère privée, le soin des enfants) – en quoi Cabanis rejoint les positions de J-J. Rousseau. Ce n’est plus l’ordre divin qui légitime les rapports de force et de pouvoir : la nature y supplée ; si la référence à la nature avait au XVIIIe une vertu libératrice, la « science » du XIXe siècle renforce (avec la suprématie de la biologie) les anciennes hiérarchies et en crée de nouvelles (entre les races, les groupes sociaux, etc.).