n°38 : Adolescences

Le Télémaque n°38  (2010 /2)

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L’adolescence, depuis le XIXe siècle au moins, est pensée comme moment ou expression d’une « crise ». Cependant, une redéfinition de la périodisation des âges de la vie nous conduit à réinterroger les difficultés actuelles de l’adolescence. La « crise » indiquait un danger potentiel, mais elle désignait aussi un signe d’émancipation, un passage. Mais les adolescents d’aujourd’hui n’ont-ils pas d’autres obstacles et d’autres angoisses à surmonter pour devenir adultes ? De quelle manière notre culture aborde-t-elle ce passage, et de quels soutiens les jeunes bénéficient-ils ? Les jeunes, d’ailleurs, sont-ils « adolescents » ? Leurs stratégies en vue de l’autonomie, leurs inquiétudes spécifiques, les appuis qu’ils trouvent ou non dans le monde environnant sont parmi les questions qu’aborde ce numéro thématique.

Ouverture, par Patrice Huerre

Chronique morale : Le savoir-marchandise et les chemins de l’éducation : balade platonicienne, par Maria Kakogianni (Université Paris VIII)

Toute domination se cristallise sur les capacités performatives du langage, et les sophistes furent les premiers à faire commerce de leur savoir. Quand Platon s’interroge sur la nature du savoir, ce que veut dire le « posséder », il pose aussi la question de son « échange ». La question pédagogique se déplace alors de son acquisition vers celle de son usage. Comment ne pas faire du savoir une marchandise ? Le philosophe a et n’a pas le savoir ; sa sagesse repose sur l’aporie et l’atopie : il reste à côté et sans réponse. Comment l’échange est-il alors possible, quelles formes faut-il donner à la « transmission » éducative dans un monde pleinement marchand.

Actualité : A propos de philosophie et sociologie de l’éducation. Retour sur l’œuvre de Jean-Claude Forquin, par André D. Robert (Université Lyon II)

A égale distance théorique de la sociologie et de la philosophie, l’oeuvre de Jean-Claude Forquin, trop tôt disparu, occupe dans notre univers intellectuel une place rare. Il a été l’efficace introducteur en France de la sociologie britannique des années 60 à 80, avec le souci proprement philosophique d’élucider notionnellement et de résoudre rationnellement les problèmes et les enjeux des questions qu’il abordait. Il reprend la sociologie du curriculum comme la question centrale de la relation entre la culture et l’école, dans une perspective épistémologique, entre déconstruction critique et exigences de la raison. A l’encontre du relativisme inhérent à la pensée sociologique, il pose la question des conditions de la vérité (la validité) de la possibilité (normative, universaliste ?) de la connaissance et de la transmission éducative.

Dossier : Adolescences

Présentation, par Alain Vergnioux

Discours et pratiques déclaratives et performatives à propos de l’âge d’adolescence, par Laurence Gavarini (Université Paris VIII)

Selon quels processus les adolescents, dans les lieux d’échange et de confrontation que sont les collèges et les lycées, s’expriment, sur les autres et sur eux-mêmes, et constituent des schèmes de représentation de la question du genre (différence des sexes, sexuation, relation entres les sexes). Une des hypothèses de cet article est que le passage « adolescence », aujourd’hui, est porté par une « légende », performative, toute portée vers l’avenir et la question de trouver une place « nouvelle » dans la société. Mais ce faisant, l’adolescence est absorbée de façon anticipatrice par le statut d' »adulte », ce qui rend impossible pour les adolescents la référence au passé et à la tradition de l’éducation. Laurence Gavarini revient sur l’idée de « crise » et met en doute le discours du « manque de repères ». Dans un contexte ainsi brouillé, l’école semble bien être l’institution la mieux à même pour opérer les rites de passage, les transitions symboliques nécessaires, quand nos sociétés se révèlent incapables de construire l’altérité adolescente. Dans les groupes de parole, sur la question de l’autonomie et de l’identité, des différenciations fortes entre filles et garçons ont pu « se dire » selon des processus variés, la différenciation entre les sexes y occupant une place centrale.

Les legs du voyage de formation à la Bildung cosmopolite, par Vincenzo Cicchelli (Université Paris V)

Les circulations et les échanges des étudiants dans le programme Erasmus permettent de dessiner les caractéristiques d’une Bildung européenne. V. Ciccelli revient sur la tradition goethéenne du voyage de formation, où la mobilité géographique coïncide chez les adolescents avec une exploration de l’intériorité, pour dégager une matrice générale : quête et monde incertain, hospitalité et hostilité…, et étudier ses transformations au XXe siècle dans les productions romanesques et cinématographiques.

Adolescents en panne d’histoire(s), par Ilaria Pirone (Université Paris VIII)

L’auteure relate un atelier de fiction cinématographique où des adolescents sont invités à élaborer collectivement une histoire. S’appuyant sur les notions de récit et d’identité narrative de P. Ricœur, la proposition fait l’hypothèse que les jeunes adolescents concernés doivent pouvoir se « re-configurer », se reconstruire subjectivement dans la relation à l’autre, la médiation symbolique du langage. Quand le récit « ne se fait pas » (absence de construction narrative, incohérence syntaxique), le rapport au temps semble fortement perturbé. A rebours, l’implication collective dans l’élaboration d’un scénario, le tournage, le montage concourent à l’émergence dans le groupe de nouvelles « chaînes » symboliques et des re-constructions identitaires nouvelles, à même d’alimenter des processus de subjectivation restés « en panne ».

Les adolescents des années soixante : salut les copains !, par Jean-Marc Lemonnier (Université de Caen) et Alain Vergnioux (Université de Caen)

Les années soixante voient apparaître une nouvelle « classe sociale », la jeunesse, fortement identifiée dans sa culture et ses valeurs, portée par le développement de la consommation et le pouvoir des mass média. L’article étudie dans la presse « jeunesse » ou presse des « idoles » dont Salut les copains fut l’étendard, les composantes principales de cette culture adolescente, caractérisée par l’insouciance, l’amour de la danse et ses musiques, la liberté de corps et la recherche du plaisir. Mais les rapports entre les filles et les garçons restent marquées par des identités de genre encore traditionnelles.

Enfances et Adolescences, par Graciela Frigerio (Université de Buenos Aires)

Le texte de Graciela Frigerio a été présenté au cours d’un séminaire international du Centre d’Etudes Multidisciplinaires (CEM) à Buenos-Aires, sous le titre « Notes pour dire des pluriels (enfances et adolescences), des unités (théories et expériences) et un travail : faire du bord le commencement d’un espace ». Nous la remercions de nous avoir autorisé à le reproduire pour ce dossier. Selon ses analyses, l’expérience des adolescents est celle de la déterritorialisation, l’assignation à une existence sur les « bords », où vivre c’est « tirer des bords », borderline, sans identité et sans frontières. A quoi, l’adolescence sans cesse déborde, outrepasse les limites, en équilibriste, déséquilibrée.

Les idées médicales et la construction de la catégorie moderne d’adolescence (XVIIIe-XIXe siècles), par Jacques Arveiller (Université de Caen)

La notion d’adolescence s’est historiquement construite à partir d’une tradition médicale héritée de l’Antiquité, avec, au début du XVIIIe siècle, l’idée de « maladies des âges » (à chaque âge, ses maladies). Un siècle plus tard, l’Ecole de Paris propose de nouvelles divisions du cours de la vie, basées cette fois sur des critères physiologiques, comme la puberté. Avec l’attribution d’un rôle grandissant au cerveau, dans la première partie du XIXe siècle, on passera de théories où les organes génitaux sont à l’origine de la pathologie à d’autres où le cerveau gouverne cette fois ces organes, avec l’idée de puberté cérébrale. En psychiatrie seront alors décrites ces « folies de la puberté », peu spécifiques jusqu’en 1858, le devenant avec l’anorexie mentale (1860-1873) et l’hébéphrénie (1871). Le congrès de Paris en 1900 opère une synthèse sur les psychoses survenant à l’adolescence, qui met l’accent sur les doctrines héréditaristes et anthropologiques dominantes à l’époque. C’est enfin avec l’œuvre de G. S. Hall, en 1904, héritier entre autres des idées médicales antérieures, que l’adolescence devient un âge social de la vie humaine, comme nous l’entendons encore aujourd’hui.

Le passage adolescent : habiter les interstices, par Aurélie Maurin (Université Paris VIII)

Qui sont les adolescents ? Où habitent-ils ? Voici les questions principales abordées par Aurélie Morin, relatives au processus adolescent, en ce que cet âge de la vie semble être plus qu’un passage, mais bien une manière spécifique de se penser, de s’inscrire et d’habiter. La psychanalyse et la philosophie sont convoquées, mais c’est aussi sur une démarche clinique que s’étayent ses analyses. Réunissant plusieurs groupes de cinq à dix adolescents, qui allaient être les photographes de leurs lieux de vie avant de devenir les critiques de ces images, c’est un dispositif original de recherche, intitulé « Photos d’ados », qui fournit la matière essentielle et première de ses hypothèses. A partir de ces photographies, mais surtout des mots qui les ont accompagnés, elle questionne les lieux adolescents, ceux qui leur sont réservés, concédés, et ceux dont ils se saisissent, particulièrement dans l’antre des institutions éducatives, comme pouvant être paradigmatique de l’être adolescent.

Étude : Pour une « éthique du pédagogique, par Loïc Chalmel (Université Nancy II)

Il s’agit de caractériser le statut de l' »idée » pédagogique, dans sa rupture avec les théories et les pratiques en place, dans l’émergence d’une rationalité nouvelle, dialectique, portée par la figure même du « pédagogue ». Ce dernier doit lier dans le discours l’idée qui le motive et les conditions de sa réalisation. C’est une expérience marquée à la fois par le sens du problème et la nécessité de sa mise à l’épreuve ; il travaille dans l’interprétation, les résistances, le paradoxe. Cette « intelligence » très particulière du sens et des moyens, l’exercice attentif d’une certaine rationalité critique ne saurait aller, selon l’auteur, sans un « positionnement éthique ». Elle consiste à reconnaître la complexité des situations éducatives, à renoncer, épistémologiquement, à tout projet de totalisation, à s’avancer dans la « pensée incertaine ».