n°37 : Âges et passages – les âges de la vie

Le Télémaque n°37 (2010/1 )

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Depuis Philippe Ariès, on sait que la nature seule ne détermine pas l’enfance, l’adolescence, la maturité et la vieillesse, mais que ces « âges » relèvent aussi de définitions culturelles et sociales. Dans le passé récent, les évolutions font apparaître de nouvelles périodes : troisième âge, quatrième âge, jeunes adultes ou pré-adolescents. Quelles continuités ou discontinuités sont ainsi introduites dans l’histoire individuelle et collective ? Quels retentissements peut-on en percevoir dans les représentations que les sociétés post-modernes peuvent avoir d’elles-mêmes ?

Ouverture, par Pierre-Henri Tavoillot (Université Paris IV)

Chronique morale : Changer la vie, par Jean Guéhenno

Quand il écrit ces lignes, Jean Géhenno a 71 ans. C’est à la fois la récapitulation d’une existence et une méditation sur ses différentes étapes, de l’enfance insouciante chez sa nourrice à la campagne parce que ses parents, trop pauvres, ne pouvaient l’élever, à l’arrivée à Fougères et la dure réalité de la condition ouvrière ; puis les études et un nouvel âge qui s’ouvre : celui d’une vie de professeur et l’engagement politique. La mémoire cherche des continuités et ne rencontre que des fragments, des ruptures plutôt que des passages. Comment penser une vie sur sa durée entière ? J. Géhenno évoque les idées de dettes et de destin ; mais comment ressouder ensemble tous les « personnages » que l’on a été ?

Notion : Situation, par Marc Weisser (Université d’Alsace)

La notion de Situation apparaît fréquemment dans le discours sur l’éducation, accommodée d’épithètes et de génitifs les plus variés : situations adidactiques, d’apprentissage, situations-problèmes. Au plan philosophique, deux conceptions principales s’opposent. Pour les uns, marxistes, la Situation serait déterminante et, au final, aliénante. Pour les autres, existentialistes, elle seule garantirait la réalité de notre liberté. A partir de là, nous interrogeons les approches pédagogiques et didactiques sur leur capacité à amener l’élève à l’autonomie, c’est-à-dire à la maîtrise de la Situation qu’il vit.

Dossier : Âges et passages – Les âges de la vie

Présentation, par Dominique Ottavi (Université de Caen)

Âges de la vie et éducation chez Auguste Comte, par Laurent Clauzade (Université de Caen)

La philosophie d’Auguste Comte est toute entière dirigée par sa philosophie politique et celle-ci est inséparable d’une méditation sur l’éducation. La question est en effet de sortir de la Révolution et, pour cela, les sociétés modernes ont d’abord besoin de réorganisation intellectuelle. Pour ce faire, la distinction qu’il opère entre pouvoir temporel et pouvoir spirituel accorde à ce dernier cette tâche : elle consiste d’une part en une éducation initiale, de la naissance à 21 ans, préparatoire à la vie sociale et elle assure d’autre part une fonction plus normative « tout au long de la vie » rappelant aux hommes les principes qui fondent le consensus social. C’est dans ce cadre que prend place le projet d’enseignement populaire et professionnel. Mais cela ne saurait suffire ; si l’éducation initiale scientifique et encyclopédique est à même de conduire la société au savoir positif, c’est dans sa dimension morale et religieuse que le système comtien peut accéder à l’idéal d’une éducation universelle ouverte à l’Humanité entière.

La notion de croissance chez Dewey et Rorty, par Laurent Dessberg (Université de Bourgogne)

La notion de croissance revêt deux types d’aspects : quantitatif et qualitatif. Le premier évoque l’accroissement, l’augmentation, ou le changement physiologique. Le deuxième concerne l’enrichissement, l’accomplissement de la personne ; il est lié à la tâche éducative. Les philosophes américains John Dewey et Richard Rorty s’accordent à souligner la « nécessaire indétermination » du terme « croissance », afin de laisser ouvertes les perspectives d’évolution. Cependant, leurs points de vue divergent quant à la valorisation des périodes de l’enfance. L’un souligne la créativité et la singularité de l’adolescence, tandis que l’autre se refuse à établir une telle distinction. L’analyse de ces deux conceptions des « âges de la vie » permet à l’auteur d’appréhender deux philosophies de l’éducation. Richard Rorty entend promouvoir l’enseignement littéraire et la relation entre professeurs et étudiants et si avec lui la notion de croissance ne semble trouver sa véritable signification qu’au sein de l’université, John Dewey fait valoir l’importance d’une méthode générale, applicable dans tous les établissements scolaires. Comment, dès lors, ces philosophes nous aident-ils à appréhender les idées de maturité, d’accomplissement personnel et collectif ? Et comment à partir de leurs modèles épistémologiques propres, ils offrent une alternative éducative, un choix de société.

Turbulences autour des temporalités liées aux âges de la vie adulte, par Jean-Pierre Boutinet (Université catholique de l’Ouest)

Les évolutions récentes ont profondément bouleversé la répartition des âges de la vie et leurs caractéristiques, ce qui remet en question leurs définitions et leurs identités. L’enfance ne cesse de se raccourcir et projette les bambins dans le monde adulte, tandis que l’adulte, par le biais de la formation permanente, redevient élève. La jeunesse, par contre coup, devient interminable, la prolongation indéfinie de la scolarité dissout les rites d’initiation et l’accès à l’âge adulte s’éloigne d’autant, se dispersant entre des maturités diverses, partielles et provisoires. A la temporalité de la continuité linéaire se substitue d’autres vecteurs d’organisation de l’existence : mobilité, parcours de vie…, de moins en moins homogènes. Avec les variations du départ à la retraite, les nouvelles activités qu’elle occasionne mais aussi ses incertitudes, la vieillesse devient à son tour hypothétique et son allongement génère de nouvelles temporalités.

Comment des enfants et des adolescents voient-ils les âges de la vie ?, par Julie Delalande (Université de Caen)

L’auteur propose de contribuer à une réflexion sur l’âge de l’enfance en observant ses interactions avec les autres âges de la vie. Le groupe d’âge des enfants peut se comprendre de l’intérieur, par le partage d’une culture de pairs, mais aussi de l’extérieur, par son altérité d’avec les autres groupes d’âge. Grâce à la présentation d’entretiens menés avec des enfants de 4-5 ans et 8-9 ans d’une part, et de questionnaires passés auprès d’adolescents de 14-15 ans d’autre part, l’anthropologue observe comment les uns et les autres évoquent trois groupes d’âge et leurs interactions : les enfants, les adolescents et les adultes. Donner la parole aux enfants et aux adolescents révèle leur représentation élaborée des âges de la vie. L’enfance s’éclaire ainsi par comparaison avec les âges qui suivent.

Les jeunes enfants sous bonne garde, par Éric Plaisance (Université Paris V)

Les contraintes horaires et professionnelles des parents, les possibilités institutionnelles et sociales dans la garde et la prise en charge des jeunes enfants, ont amené les sociologues à redéfinir les « âges » de la petite enfance : 0-2 ans, la crèche ; 2-3 ans, le « jardin d’éveil » ; à partir de 3 ans, l’école maternelle, à quoi il faut ajouter la garde à domicile et pour les classes les plus aisées l’employée de maison. A partir d’entretiens avec les parents, É. Plaisance montre que les intéressés mettent en avant le libre choix (même quant les offres sont rares) et soulignent sur le ton de l’évidence que la solution retenue était la meilleure pour eux-mêmes et pour l’enfant. Mais les réponses montrent aussi qu’ils cherchent à se renseigner, selon des modes qui favorisent le bouche-à-oreille et laissent place aux phénomènes de rumeur. De fait, le « choix » des acteurs est déterminé, mais comme pour se rassurer et assumer leur responsabilité, ils le décrivent volontiers comme « libre ».

« Plus belle la vie ». Une éducation sentimentale à la française des jeunes et des séniors ?, par Laurence Corroy (Université Paris III)

Le succès incontesté de la série télévisée Plus belle la vie repose sur un mélange subtil et équilibré entre plusieurs éléments. Son originalité principale est de mettre en scène trois générations et leurs interactions développant en particulier les connivences entre adolescents et grands parents. La série exploite plusieurs atouts : elle joue sur un des traits de la culture adolescente, sa soif de dialogue : expliquer, commenter, justifier les comportements des uns et des autres ; elle met en scène la vie quotidienne avec ses petits problèmes ou ses drames ; elle n’hésite pas à aborder des sujets intimes : l’amour et la sexualité, et peut constituer à ce titre une « éducation sentimentale » ; sur les questions sociétales plus larges (racisme, chômage, alcoolisme, drogue) elle s’efforce de ne pas reconduire les stéréotypes et même les dénonce pour proposer, in fine, une réflexion morale dynamique et contradictoire qui se prolonge sur les forums de discussions.

Étude : L’erreur ou l’imaginaire du sujet capable, par Sarah Goutagny (Université Paris VIII)

La conception pédagogique de l’erreur ne va pas sans paradoxe : d’un côté, la tâche des enseignants est de les identifier, les corriger, les éliminer, mais de l’autre, ils ont besoin de l’erreur : il est nécessaire de se tromper pour apprendre, et une partie de leur démarche est de mettre l’élève en situation de faire des erreurs ; l’institution scolaire en effet doit sélectionner, distinguer les élèves « capables » de réussite, – au risque de culpabiliser de façon durable ceux qui se trompent. Par ailleurs, selon l’auteur, les conditions de l’erreur scolaire seraient imputables à la coupure épistémologique que l’écriture, la raison graphique, introduit dans la culture orale, en introduisant chez les élèves une « insécurité linguistique », source d’inégalité face aux apprentissages.

Étude : Modernité, individualisme et crise de l’école (résumé), par Marie-Hélène Dubost (Université Paris VIII)

Alors que la conception humaniste classique envisageait l’homme comme sujet réflexif trouvant dans son autodétermination le fondement de sa liberté et de sa responsabilité dans le monde, l’individualisme contemporain, en privilégiant les valeurs et les éléments de la sphère privée, enferme l’homme dans les bornes de sa propre indépendance. Dans une société ainsi atomisée, déjà dénoncée par Durkheim, tout projet d’éducation semble impossible, a maxima défini par coexistence pacifique et tolérante des individus entre eux, une socialisation élémentaire et l’épanouissement personnel. Pour l’homme de l’individualisme, l’éducation se décline alors en termes de potentiel et de formation incessante, « tout au long de la vie », l’éducation civique elle-même visant plus à inculquer des savoir-être qu’à éveiller l’apprentissage de la raison.