Le Télémaque n°35 (2009/1)
L’autorité éducative est difficile à penser : pour des raisons intrinsèques d’abord, car elle se heurte à la nécessité contradictoire de conduire les enfants à l’autonomie et de les socialiser dans l’obéissance aux règles. À cela les projets de « démocratie scolaire » tentent d’apporter une réponse. Mais elle ne peut non plus ignorer le lien institutionnel entre l’école et le pouvoir politique : exercice et respect de l’autorité ne sont-ils pas des données fondatrices de la vie sociale ? Sur fond de « crise (civilisationnelle) de l’autorité », est-il possible de rendre à l’autorité en éducation des fondements et des orientations pratiques qui puissent faire consensus ? Le dossier aborde ces différentes questions selon des points de vue historique, anthropologique, institutionnel et pédagogique.
Ouverture, par Myriam Revault d’Allones (École pratique des hautes études)
Chronique morale : Entre les murs : quelles nouvelles de la jeunesse ?, par Annie Lechenet (IUFM de Lyon)
Le film Entre les murs entend représenter la vie ordinaire d’une classe de collège dans la banlieue parisienne. Les intentions des auteurs cependant ne sont pas sans ambiguïtés, qui mêlent construction fictionnelle et techniques du cinéma documentaire. L’article analyse les contradictions que porte en soi l’effet de réel de la matière filmique et ses conséquences sur la réception du film, les débats qu’il a suscités et souligne in fine son aporie : quand on érige la joute verbale en « dialogue », une véritable pédagogie est-elle possible ?
Notion : Le charisme : entre magie et communication, par Agnès Rivolier (Université de Saint-Étienne)
Le charisme est analysé par M. Weber comme une forme de la domination politique fondée sur le caractère sacré, exemplaire ou magique de l’obéissance ou de la soumission à un chef, et elle suppose un système de croyances en la légitimité de son autorité. G. Le Bon avant lui avait analysé les caractéristiques des meneurs dans les phénomènes de foule, leur puissance de suggestion, voire de fascination. Pour Bourdieu, le charisme se développe dans le vide des institutions ; de façon circulaire il est porté par une communauté qu’il a lui-même suscitée : reconnaissance et mandat par procuration ; sous sa forme moderne, ainsi, la force du discours, la puissance de l’image seraient ses ressorts essentiels, soit la maîtrise des techniques de communication.
Dossier : Éducation et Autorité
Présentation, par Philippe Foray et Roland Reichenbach
L’autorité, le pédagogique, par Friedhelm Brüggen (Université de Münster)
La tradition pédagogique n’a jamais remis sérieusement en question l’autorité. Mais depuis la naissance de la pédagogie comme théorie indépendante et comme science au XVIIIe siècle, elle a toujours) évolué avec un concept d’autorité limitée, concept qui a cherché à relier diminution baisse progressive de l’autorité et augmentation de la participation et de la collaboration. On voit bien dès lors que l’autorité pédagogique n’est pas un phénomène privé, mais qu’elle renvoie à l’espace public et à la vie publique. Et c’est justement cette perception qui montre aussi que l’autorité exclut certes domination et force, mais qu’en même temps, elle ne peut pas être envisagée sans pouvoir. Une interprétation sociologique pas plus qu’une interprétation politique du pouvoir ne peuvent éclairer cette relation de façon satisfaisante. Un regard sur le présent montre que l’idée abstraite de l’autorité est rejetée mais qu’elle ne saurait être concrètement niée.
L’autorité au cœur de l’éducation, par Anne-Marie Drouin-Hans (Université de Bourgogne)
La question de l’autorité pose des questions cruciales sur le sens de l’éducation : elle se manifeste comme une action sur l’être à éduquer et comporte une dissymétrie constitutive, mais qui travaille à sa propre disparition, en laissant place à une possibilité de résistance, et donc qui n’étouffe pas la liberté ; elle retrouve par là un sens originaire de l’autorité comme ce qui autorise et rend possible. Reste le problème d’un statut acceptable de la hiérarchie, que l’on peut essayer de penser, dans des styles différents, avec Hannah Arendt ou Louis Dumont. Il apparaît que l’autoritarisme est le plus grand ennemi de l’autorité. Il apparaît aussi que la dissymétrie est plus féconde quand elle est réversible, ou quand le maître est dépassé par l’élève.
Quelle philosophie de l’autorité aujourd’hui ?, par Roger Monjo (Université Montpellier III)
La philosophie française s’est saisie de la question de l’autorité et a adopté des positions radicales à son sujet, en affirmant soit la « fin de l’autorité », soit sa refondation. A l’opposé d’investigations phénoménologiques ou herméneutiques, qui mettent en évidence les différents aspects des situations – en particulier éducatives – dans lesquelles l’autorité intervient, la pensée philosophique se détermine en une certaine unilatéralité. Au regard des conséquences embarrassées et contradictoires auxquelles parviennent les essais philosophiques présentés dans cet article, il pourrait apparaître de façon claire que ce qui peut concerner le programme d’une philosophie à venir, doit moins consister à prendre congé ou à faire l’éloge de l’autorité qu’à reprendre à nouveaux frais la question des présuppositions d’une pensée de l’autorité.
Trois formes de l’autorité scolaire, par Philippe Foray (Université de Saint-Étienne)
Cette contribution distingue et articule trois concepts de l’autorité significatifs pour l’enseignement scolaire : i) l’autorité pédagogique comprise comme moyen de la conduite de classe ; ii) l’autorité statutaire conférée à l’enseignant en vertu de la dimension collective de l’éducation, et iii) l’autorité liée à la transmission culturelle. Cette étude n’ignore pas la mise en question de l’autorité dans la seconde moitié du vingtième siècle ; elle saisit au contraire cette occasion pour souligner ce qu’il peut y avoir de contingent dans l’usage de l’autorité pédagogique ; surtout, elle s’appuie sur la remise en cause de l’autorité à la lumière de l’individualisme moderne pour se demander en quel sens l’autorité doit être considérée comme une constante de la pratique éducative.
Domination masquée – soumission douce : remarques sur les formes subtiles de l’autorité pédagogique, par Roland Reichenbach (Université de Bâle)
Les relations d’autorité sont des relations de reconnaissance et dans la plupart des cas les autorités reconnues peuvent, renoncer à avoir une attitude autoritaire, puisqu’elles peuvent prétendre à l' »obéissance » en matière de conduite et à la « croyance » en matière de savoir. Mais les actes de reconnaissance pertinents sont fragiles, en particulier dans le domaine pédagogique ; dans un milieu influencé par l’ « éthos démocratique », ils résultent de stratégies adaptatives subtiles, émanant de l’ensemble des participants. Ces actes sont « subtils », parce que la distinction entre des positions structurellement supérieures et des positions structurellement inférieures (liées à l’asymétrie pédagogique) ne coïncide pas nécessairement avec la différenciation entre des positions de pouvoirs et des positions sans pouvoir. Celui qui possède un pouvoir sur d’autres n’a pas besoin en principe de recourir à la contrainte ou à la violence ; mais dans les conditions de la morale symétrique (la reconnaissance réciproque), il ou elle doit réussir à cacher les manœuvres de domination derrière des formes de communication et des actes de langage de telle façon qu’ils rendent acceptables les actes de soumission plus ou moins visibles de ceux qui doivent s’y conformer.
L’autorité pédagogique et la crise du sens des savoirs scolaires, par Denis Kambouchner (Université Paris I)
L’article étudie la relation entre la situation « critique » dans laquelle se trouvent l’autorité pédagogique et les représentations collectives du savoir, des normes culturelles ainsi que du « prix » de leur appropriation et de la valeur qui leur est attachée. Les indices les plus clairs de cette crise de l’autorité pédagogique se trouvent dans l’enseignement secondaire, où les enseignants doivent affronter quotidiennement indifférence, manque de respect et attitudes agressives de la part des élèves. L’article pose la question centrale de savoir, comment et sous quelles conditions dans nos sociétés, les normes intellectuelles et culturelles généralement reconnues et sans lesquelles l’effectivité du système de formation ne peut pas être assurée, peuvent être renforcées et tenues pour légitimes, au sein de l’institution scolaire et en particulier, de l’enseignement secondaire.
Autorité : retour aux sources, par Marc Derycke (Université de Saint-Étienne) et François Dutrait (Université Toulouse Le Mirail)
Que faut-il entendre sous le terme d’autorité ? Pour traiter cette question, nous reviendrons à des sources qui sont communes à notre culture, au sens extensif. Il s’agira de celle qui s’origine dans l’étymologie indo-européenne, en interrogeant avec E. Benvéniste la constellation des termes qui sont associés à l’autorité ; puis, autorité venant du latin, de suivre son émergence dans la société romaine sous Auguste selon G. Agamben). Ensuite, nous interrogerons les anthropologies freudiennes et lacaniennes en ce qu’elles permettent de repérer le siège de l’autorité dans les idéaux de la personne ; enfin nous reviendrons aux sources avec la tragédie de Sophocle via une courte référence à A. Kojève et à H. Arendt, afin de montrer que la racine de cette conception était bien établie dans ce qui existait à Rome. Ce retour aux sources permettra de distinguer des aspects souvent associés à tort aujourd’hui, voire amalgamés, à la notion d’autorité, notamment celle de pouvoir.