n°33 : Théories éducatives et réformateurs sociaux

Le Télémaque n°33 (2008/1 )

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Les polémiques aujourd’hui sur l’école témoignent des inerties profondes qui pèsent encore sur le projet éducatif en France : prolixes sur les moyens et le détail des méthodes, elles restent silencieuses sur des questions qui furent pourtant âprement disputées sur plus d’un siècle, de la Monarchie de Juillet à l’entre-deux-guerres. Le dossier se propose de revenir sur ces questions et sur les réponses qui furent envisagées en leur temps, en particulier à partir des idées réformatrices de Frédéric Le Play. Le modèle laïc, obligatoire, gratuit, égalitariste d’une éducation régie par l’État rencontrait la résistance des engagements pédagogiques et politiques des milieux catholiques réformateurs qui avaient aussi à affronter les problèmes soulevés par l’utilitarisme économique et les revendications individualistes. En présentant et en analysant les débats de naguère, les auteurs invitent à repenser les rôles éducatifs respectifs de la famille, de l’école et des espaces de proximité, de l’économie sociale et de l’action publique.

 

Notion : La solidarité, par Marie-Claude Blais (Université de Rouen)

L’idée de solidarité se développe au cours du XIXe siècle pour répondre à la difficulté de penser le lien social entre des individus que la Révolution a rendus libres et égaux en droit. La métaphore de l’organisme s’impose alors, accompagnée des notions de fonction, d’association, de coopération – sur fond d’humanisme chrétien, par exemple chez Pierre Leroux. De nouveaux modèles théoriques apparaissent ensuite, chez Renouvier, Fouillée et Durkheim, autour de la notion de contrat social. Mais c’est avec le « solidarisme » de Léon Bourgeois qu’elle trouve une véritable expression politique pour devenir la doctrine de la Troisième République. Socialiser les hommes, enseigner la solidarité deviennent des objectifs majeurs pour l’école, non sans difficultés pédagogiques. Aujourd’hui, la notion rencontre un regain d’intérêt, mais son usage, peu contrôlé, soulève de nombreux problèmes que Marie-Claude Blais analyse dans sa dernière partie.

Dossier : Théories éducatives et réformateurs sociaux

Présentation, par Dominique Ottavi (Université Paris VIII) et Jean-François Marchat (Université de Limoges)

Frédéric Le Play, concepteur d’une éducation libérale, par Antoine Savoye (Université Paris VIII)

Ingénieur, professeur à l’École des Mines, Le Play se distingue d’abord par son souci de sensibiliser les cadres industriels à la question sociale ; il le fait à travers ses cours, des stages, le travail d’enquête ; il participe par ailleurs activement aux débats sur l’éducation au moment de la révolution de 1848 puis sous la Troisième république quand se met en place l’école de Jules Ferry. Deux convictions l’animent : l’éducation familiale est irremplaçable, la scolarisation doit rester libre. Sceptique sur l’obligation et sur la gratuité, réservé sur le principe de laïcité, il entend que l’intervention de l’État reste limitée. L’aboutissement de ses différentes positions se manifeste à travers deux préoccupations : que la formation de la jeunesse doit être conçue comme la préparation à un métier ; que le progrès de la société est lié au développement d’une science sociale dont il est le pionnier et dont il définit la méthode : les enquêtes monographiques auprès des familles ouvrières.

Buchez et Le Play : approches éducatives de deux écoles d’économie sociale catholiques, par Jean-François Marchat (Université de Limoges)

Les deux courants de pensée recueillent le même héritage de la Révolution Française et du catholicisme, qui générera au cours du XXe siècle le catholicisme social. Mais l’analyse comparative menée par J.-F. Marchat montre qu’ils s’opposent sur presque tout : le rôle historique qu’ils attribuent au catholicisme ; la définition qu’ils donnent de l’éducation et de l’instruction ; le rôle qu’ils confèrent à la scolarisation ; leur conception de l’apprentissage ; leur conception des structures du système éducatif. Plus centralement, Buchez adopte la position de Condorcet, reprise par les saint-simoniens entre instruction et éducation pour réserver cette dernière à la sphère privée, et considère que la scolarisation, facteur de progrès, conduit à la justice sociale. Le Play est très critique sur ce point : la scolarisation généralisée peut conduire au désordre ou au déclassement des enfants de famille populaire et, pour lui, l’éducation doit être envisagée de façon globale dans tous les espaces de sociabilité. L’un et l’autre ne souhaitent pas l’intervention de l’État, mais si les buchéziens prônent les formes associatives de l’éducation populaire, Le Play est favorable au modèle anglais des établissements privés sous l’autorité conjointe des familles et des pédagogues. De fait, on peut interpréter leurs oppositions à leur lecture de la Révolution : pour Buchez, elle réalise les aspirations profondes du christianisme, d’égalité et de fraternité ; pour Le Play, elle en sape les bases.

Félicien Parizet (1807-1886) : étude de la scolarisation en terre occitane, par Hervé Terral (Université Toulouse-le Mirail)

Dans le droit fil des recherches leplaysiennes, F. Parizet se livra pendant les années 1860-70 à des observations suivies dans le Lauragais et la Montagne Noire. L’article montre dans un premier temps combien dans la première moitié du XIXe siècle et au-delà, le Midi présente aux yeux des observateurs l’image d’un pays en proie à la misère et à l’ignorance. Suivant ensuite les descriptions et les analyses précises et détaillées de Parizet, Hervé Terral restitue la lente et contrastée pénétration de la scolarisation et les obstacles qu’elle rencontre. Même le volontarisme républicain ne parvient que faiblement à ébranler les mentalités paysannes dans leurs anciennes certitudes, en particulier quand il s’agit de l’instruction des filles.

Henri de Tourville et l’éducation particulariste, par Dominique Ottavi (Université Paris VIII)

L’article montre comment l’idée de Particularisme se forme chez H. de Tourville sur la base d’une archéologie imaginaire mettant en scène la structure de certains groupes sociaux d’émigrants dans l’ancienne Scandinavie. Cette hypothèse rejoint la tradition catholique d’une éducation spirituelle fondée sur le perfectionnement personnel et l’entraide entre les hommes. Chez E. Demolins, demeure forte la primauté accordée à l’éducation familiale et le souci de soi, mais l’École des Roches s’enrichit du modèle anglais, aristocratique, de formation aux responsabilités sociales et économiques.

L’École d’Art public du Collège libre des sciences sociales : une formation à l’urbanisme « sociologie appliquée », par Catherine Bruant (Ladrhaus)

Création d’inspiration leplaysienne, en 1895, le Collège libre des sciences sociales veut se consacrer à l’étude désintéressée des grands problèmes sociologiques, économiques et politiques de l’actualité. Sous le signe du solidarisme, il entend faire dialoguer socialisme et libéralisme social, mais rapidement, il est aussi sollicité pour s’occuper de la préparation aux métiers de l’administration et de la direction d’entreprise. En 1922, est créé au sein du Collège une école d’Art public consacrée à l’étude de l’action sociale de l’art, dans la double dimension des répercussions des faits sociaux sur l’art et de l’art sur les faits sociaux. La « science sociale » est conçue comme une théorie susceptible d’ « expliquer » les productions artistiques et de « servir » l’action, en particulier des architectes et des urbanistes. L’auteur montre que ce mouvement est actif à Londres, Bruxelles, Amsterdam et à travers ses congrès internationaux ; il trouvera à s’investir de façon massive dans les projets de reconstruction en 1919 et l’après-guerre verra les animateurs du Collège intervenir dans les universités populaires et promouvoir l’idée d’une éducation sociale à l’urbanisme.

La science sociale leplaysienne et la question de l’orientation scolaire et professionnelle dans l’entre deux guerres, par Dominique Hocquard (CIO de Briey et Université Paris VIII)

L’idée d’orientation scolaire apparaît au début du XXe siècle avec le mouvement d’éducation nouvelle, mais l’auteur rappelle d’abord l’influence des leplaysiens, en particulier les pédagogues de l’école des Roches, et le principe d’une éducation « particulariste » visant à développer chez les élèves esprit d’initiative et de coopération, de responsabilité et d’engagement dans la vie active. Mais d’autres conceptions apparaissent, d’abord dans les projets du Ministère, surtout en direction du primaire, d’une orientation basée sur la psychologie expérimentale et visant l’adaptation des élèves à leur futur métier. Ensuite, à partir des années 1930, l’ouverture du secondaire voit la multiplication des filières et impose un autre modèle : celui de l’orientation fondée sur la réussite et le mérite. L’article évoque enfin le développement des activités manuelles en particulier dans les établissements parisiens, avec l’objectif très leplaysien d’introduire à la culture technique les futurs ingénieurs et conclut avec la création en 1937 des classes d’orientation.

Ovide Decroly, un programme d’une « école dans la vie » aux accents leplaysiens ?, par Sylvain Wagnon (Université Paris VIII)

De formation médicale, Decroly s’intéresse aux enfants en difficultés et aux questions que soulève l’éducation dans une société qui au tournant du XXe siècle subit des mutations brutales. Il voit dans l’école un instrument de progrès et de justice sociale et il crée rapidement une école dans la banlieue de Bruxelles où il expérimente des orientations pédagogiques nouvelles. Il s’occupe aussi de la formation d’enseignants spécialisés et participe à la rénovation du système éducatif belge. Sur tous ces points, il rencontre les idées leplaysiennes, fortement diffusées parmi les catholiques sociaux. Il s’agit de promouvoir la paix sociale, d’améliorer la condition ouvrière, développer la démocratie. Pour ce faire, il faut perfectionner l’orientation professionnelle des élèves mais il faut aussi agir auprès des élites, pour, à terme, instaurer une « école unique ».

Document : L’éducation d’une fratrie alsacienne au XIXe siècle. La monographie du « Manœuvre à famille nombreuse » (Paris, 1861) : Un point de vue sur l’éducation populaire, par Marie-Claire Quin de Stoppani (Université Paris VIII)

Les documents d’archives analysés dans cet article nous instruisent sur l’existence d’une famille de manœuvre dans le Paris du Second Empire. Une famille nombreuse d’émigrés alsaciens, catholique, besogneuse et dont les parents sont soucieux d’élever le rang. Les enfants sont scolarisés dans les établissements de l’œuvre de Saint-Joseph : cet enseignement vise leur alphabétisation en français et l’acquisition des connaissances pratiques nécessaires à l’apprentissage d’un métier, surtout pour les garçons. Mais le cadre familiale, où règne l’autorité du père relayée par les exigences de la mère, joue un rôle de premier plan dans l’éducation de la fratrie.

Document : « La réforme sociale en France » in Journal de Médecine Mentale, 1864, par Benedict Gallet de Kulture

L’intérêt du compte rendu de La réforme sociale en France de Frédéric Le Play paru en 1864 dans le Journal de médecine mentale, outre qu’il est contemporain de sa première édition et peut donc nous renseigner sur le contexte intellectuel de la réception, vient de ce qu’il est centré sur le problème de l’éducation. Il isole un « petit coin de terrain spécial » de ce nouveau Bacon ou nouveau Descartes, puisqu’ainsi est présenté F.Le Play. De ce pan du projet de réforme sociale se dégagent des propositions pour remédier « aux défectuosités intellectuelles et morales », comme l’annonce le sous-titre de la revue qui s’adresse non seulement aux médecins et psychiatres, mais encore aux enseignants. Le compte-rendu propose une vision très globale de l’éducation, où l’éducation familiale traditionnelle, sous l’autorité du père de famille, constitue le fondement de toute formation morale.

Correspondance : L’Éducation vue à travers le prisme du cosmopolitisme, par David Hansen (Université Columbia, NYC, USA)

Les recherches intéressées aujourd’hui à la question du cosmopolitisme ont à le défendre contre les accusations de naïveté, de désengagement politique, de déracinement moral ou d’esthétisme. Pour D. Hansen, au contraire, l’orientation cosmopolitique a pour tâche de réorganiser les possibilités d’échange entre localité et universalité – en particulier dans le domaine peu exploré de l’éducation. Le cosmopolitisme éducatif doit être compris comme un « art de vivre » voyageant entre les diversités individuelles et communautaires, écartant les illusions du repli identitaire, acceptant les porosités et les circulations entre cultures. A ce titre, comme l’illustrent l’exemple des Crows ou le cas de la musique flamenca, le cosmopolitisme permet une reconstruction permanente et inventive de la tradition, une reconfiguration des existences ouverte à l’altérité. En ce sens, le cosmopolitisme suppose et développe la créativité interculturelle dans ses dimensions anthropologique, esthétique et individuelle.