n°31 : Le Conflit

Le Télémaque n°31 (2007/1)

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La notion de conflit est une notion familière voire une notion clé dans le domaine de l’éducation et on peut y voir une donnée structurelle de toute situation de formation. Aujourd’hui pourtant la notion révèle un caractère paradoxal : derrière son usage généralisé, on note une tendance souterraine à l’évitement des conflits, à la recherche du consensus, en oubliant ce que la prise en compte et le règlement des conflits ont de nécessaire et de structurant. Le projet de ce dossier est donc de remettre en perspective la question du conflit pour voir si le conflit dans l’école est une question scolaire ou sociale, étudier son intégration dans la vie de l’école dans les pédagogies nouvelles, analyser la querelle entre “républicains” et “pédagogues” sur l’école, ou si l’usage du terme répond à un problème mal posé.

Ouverture, par Louise Michel

Notion : Catastrophe, par Alain Vergnioux (Université de Caen)

Le terme de catastrophe indique dès l’origine deux directions : chute et dénouement. Cette ambivalence s’est maintenue : catastrophes naturelles ou humaines, les épidémies de peste, la guerre de Trente Ans, le Déluge ou le tremblement de terre de Lisbonne perdurent et s’amplifient dans les récits qui en sont faits. Le monde d’aujourd’hui n’est pas plus paisible. Guerres, massacres, accidents en forment la trame quotidienne et en constituent l’horizon d’attente. Le principe de précaution semble bien faible, sauf peut-être à se placer dans l’après-catastrophe.

Dossier : Le conflit

Présentation, par Alain Vergnioux (Université de Caen)

De conflictu, quod non existat, par Patrick Boumard (Université de Bretagne Occidentale)

Dans la perspective classique, le conflit est un moment de la crise et met en scène la question du pouvoir. Pour l’auteur, cette approche est insuffisante ; il propose un autre modèle d’analyse mobilisant les notions de dissociation et de déviance ordinaire considérées comme plus fondatrices. Les sujets en effet peuvent être, selon les situations, « élèves » ou « anti-élèves ». Il faudrait alors distinguer entre chahuts « froids » (organisés et intégrés dans le fonctionnement normal de l’institution) et chahuts « chauds » (explosifs, assimilables à la transe). Selon cette hypothèse, la notion de conflit intervient en manière de déni devant les perspectives, beaucoup plus dangereuses, ouvertes par la dissociation.

L’art du combat dans la philosophie occidentale : de la dialectique antique à la dispute scolastique, par Gaëlle Jeanmart (Universités de Liège et de Louvain-la-Neuve)

Dans le cadre général de la paideia hellénique, la philosophie se constitue sur le double modèle de la joute athlétique et du combat guerrier. L’auteure montre comment dans les disciplines de l’esprit l’examen dialectique et l’art de la réfutation développent et formalisent la figure heuristique du combat. Dans la philosophie médiévale et chrétienne, les questions se déplacent vers des oppositions entre raison et autorité, formations intellectuelle et spirituelle, sagesse et « folie ». Au reste, ces différents registres intellectuels de la conflictualité ont structuré en profondeur la pensée occidentale et orienté de façon durable la pratique philosophique de la vérité vers l’analyse et l’herméneutique.

Le conflit dans l’école : question scolaire et question sociale, par Pierre Merle (Université de Rennes II)

Dans les analyses ordinaires du fonctionnement de l’école, la notion de violence dépasse largement celle de conflit. L’auteur veut montrer que la hiérarchie doit être inversée. En effet, les formes de violence sont statistiquement moins nombreuses qu’il n’y paraît et les violences “graves”, relativement rares, ne concernent qu’une frange limitée d’élèves d’origine populaire. Si l’on s’intéresse aux sanctions, on relève la même distribution sociale. Il s’agit d’une population d’élèves mal intégrés à la société scolaire, mal aimés, en échec. Quand les relations pédagogiques, les situations didactiques se détériorent, conflits, incivilités et réactions violentes ne sont pas loin. Or, tout montre que la violence institutionnelle de l’école s’est accentuée, en termes de normativité, d’humiliations, de logiques d’exclusion – autant de sources permanentes de conflit, souvent ignorées, voire déniées.

Le conflit et l’intrus en clinique de l’activité, par Bernard Prot (CNAM) et Yvon Miossec (CNAM)

Pour prendre la mesure du conflit dans le monde du travail industriel, les auteurs adoptent comme démarche la “clinique de l’activité” qui prend appui sur les manifestations de la souffrance (accidents, dépression…) et analysent les situations à partir des notions d’organisation et de “genre” professionnel. Du point de vue de l’activité, les “conflits” renvoient aussi à ce que l’on ne peut pas faire, à l’opposition entre expertise et multiplication des tâches, compétence et ressentiment, collectif et subjectivité, normes et instances de décisions. L’intervention psychosociologique vise à transformer les problèmes en controverses, à les mettre en débat, collectivement, et à les renvoyer à la hiérarchie. Selon les niveaux, le “conflit” change de statut, se développe et se transforme, trouve sa solution ou conduit à une réorganisation collective des tâches.

Les mots de la controverse sur le changement climatique, par Lamria Chetouani (IUFM de Bretagne)

L’article analyse la « mise en scène » rhétorique des controverses, en France, sur le changement climatique, en particulier à propos de l’effet de serre. Dans une première partie l’auteure distingue quatre registres de la polémique : sur les responsabilités, sur les conséquences et l’ampleur du phénomène, sur les solutions et sur les projections spatio-temporelles de l’effet de serre. Transversalement, les débats sont structurés par l’opposition entre optimisme et pessimisme (dont nous savons depuis Kant qu’elle est une idée régulatrice de l’imagination). Dans une deuxième partie, l’analyse lexicologique sur un corpus emprunté aux années 1990 fait apparaître de grandes oppositions entre discours scientifiques et discours politiques, discours indépendants et discours technocratiques, etc., avec des aspects inattendus. Il en ressort que la controverse déborde largement le débat scientifique, et fait intervenir de façon croisée des considérations d’ordre économique, politique et social.

Étude : Le geste renaissant, par Pierre Billouet (IUFM des Pays de la Loire)

Quel peut être le projet éducatif de l’Europe ? P. Billouet présente et discute le livre de P. Judet de la Combe et H. Wismann, L’Avenir des langues. Cette question touche à la relation de l’Europe à l’Antiquité gréco-romaine, à la transmission d’une culture et à l’inventivité de la langue. Les auteurs estiment que pour chaque génération, il faut satisfaire trois exigences : il s’agit de donner i) un passé commun ; ii) le sens de l’historicité ; iii) le sens de l’interculturalité. Ainsi la culture européenne doit se comprendre comme “renaissance”.

Correspondance : La gestion du conflit dans le cadre de la « pédagogie constitutionnelle » de Janusz Korczak, par Friedhelm Beiner (Université de Wuppertal)

Le projet de Janusz Korczak est de créer les conditions d’une pédagogie reposant sur la justice et réclamant les droits de l’enfant à être reconnu dans sa liberté et sa dignité. L’idée d’un tribunal d’enfants répond à la nécessité de résoudre les conflits, disputes, rapports de domination au sein de la communauté. Pour cela il faut aussi créer une constitution, des lois, préciser les buts et les conditions de fonctionnement du tribunal. Le modèle inauguré par Korczak connaîtra des prolongements décisifs dans la pédagogie Freinet et la pédagogie institutionnelle – chaque fois qu’il a été question d’instaurer dans l’école des formes effectives de démocratie scolaire.