n°30 : Penser l’éducation

Le Télémaque n°30 (2006/2)

Lien 

English version

 

La prolifération des savoirs positifs sur l’éducation, issus de la sociologie, de la psychologie ou de la psychanalyse, des didactiques ou des approches systémiques, de même que la multiplication des expertises sur le système éducatif et son pilotage rendent particulièrement périlleux l’exercice de la réflexion philosophique dans le domaine. La philosophie en effet se contente de questions simples, qui sont celles du sens et des principes, des présupposés et de l’engagement. Ce dossier souhaite reprendre ce questionnement en demandant à des philosophes engagés dans la réflexion sur l’éducation d’indiquer comment pour eux, à partir de quels auteurs, de quels textes s’est constitué (s’est décidé) l’intérêt, l’engagement pour la question éducative et comment ces lectures leur ont permis de « penser l’éducation » de façon neuve.

Ouverture, par Jean-Frédéric Oberlin

Notion : Passerelle, par Nathalie Dupont (Université de Caen)

Pont mobile provisoire, disposition pour faciliter un passage, lien anonyme et pénible, zone de commandement ou de surveillance, installation pour cacher ou afficher, institutions d’expositions de créations artistiques engagées, lieux d’échanges conviviaux, dispositifs d’aménagement d’études ou encore métaphore des relations humaines, la « passerelle » est un mot polysémique. Saisi métaphoriquement et recomposé conceptuellement sur les enjeux des pratiques artistiques, il transporte toutes ces nuances dévoilées. Associée à « culturelle », à « éducative » ou à « artistique », la « passerelle » travaille le passage de la transmission. Elle évoque la traversée et la transformation. Elle invite à un voyage engagé dans les images.

Chronique morale : Pourquoi la « langue » n’existe-t-elle plus ?, par Sophie Oliveau-Statius

Il n’est plus possible de parler de « la langue » comme d’une entité une et homogène. L’auteure mène son analyse en deux temps, en attirant d’abord notre attention vers les débats autour du thème de l’illettrisme et vers les thèses de la sociolinguistique : il s’agit dans les deux cas d’une vigoureuse dénonciation de la langue comme norme – représentation qui serait à la source de tous les échecs de l’école dans ce domaine. Dans un deuxième temps, elle reprend l’examen en distinguant à l’intérieur de la linguistique les trois approches qui alimentent ces changements d’orientation (et qui ne sont pas sans conséquence dans la pédagogie) : le type « variationniste » qui considère la (les) langue(s) comme une « immense variable » ; la thèse « interactionniste » qui considère la langue avant tout comme une activité contextualisée entre des acteurs ; pour une dernière approche enfin, il faut substituer à l’idée même de langue celle de « compétences linguistiques et langagières ».

Dossier : Penser l’éducation

Présentation, par Pierre Statius

Les nouvelles tâches d’une philosophie de l’éducation, par Denis Kambouchner (Université de Paris 1 – Sorbonne)

Après le double constat que la philosophie de l’éducation en France est mal reconnue et rencontre peu d’échos, mais que jamais autant qu’aujourd’hui l’éducation scolaire n’a eu besoin de retour critique sur ses buts et ses conditions de réalisation, l’auteur pose la question « comment en sommes-nous arrivés là ? ». Il distingue et traite alors trois sortes de problèmes : pragmatique, moral, et social (ou civilisationnel). Il indique enfin quelles directions il s’agirait de prendre et quels écueils il faudrait éviter pour rendre à l’éducation son sens.

Le concept d’enseignement : une analyse logique, par Michel Le Du (Université Marc Bloch – Strasbourg)

selon sa tradition la plus ancienne, la philosophie est l’art de faire des divisions « selon les divisions naturelles » ; ici ce sera selon les usages que la langue impose. Fidèle en cela à la pensée d’I. Scheffler, l’auteur analyse la notion d’enseignement et découpe le champ sémantique qu’elle détermine selon une logique de séparation (intention v.s. résultat ; capacité v.s compétence), de déploiement (enseigner que v.s. dire que ; dire de v.s. apprendre à), etc. Cette analyse logique n’est pas sans conséquence : elle apporte de solides arguments pour mettre en doute les thèses de Piaget et Kohlberg sur l’éducation morale, ainsi que les notions d’habitus, de norme ou de capacité de P. Bourdieu.

Philosophie de l’éducation et philosophie du sujet, par Eric Dubreucq (IUFM de Basse-Normandie)

reprenant de façon critique les analyses de M. Foucault dans Surveiller et punir, l’auteur montre dans un premier temps comment le pouvoir creuse en chacun son intériorité et comment inculcation des normes et affirmation subjective de soi s’étayent mutuellement. Qu’entendons- nous néanmoins par comportement moral ? La conception foucaldienne oscille entre assujettissement et subjectivation ; appliquée à l’éducation, la thèse conduit à une aporie : on ne peut admettre ni la thèse de l’auto-développement ni celle de la formation (externe). Il s’agit alors, dans un deuxième temps, de reprendre la réflexion à partir de la problématique du « rapport à soi », qui dans l’éducation moderne passe par de nouvelles préoccupations : la dimension de l’amour, particulièrement maternel, relayé par le modèle maternel de l’instituteur, et la valorisation de l’activité de l’enfant, en particulier à travers la forme du jeu (libre). L’auteur conclut en proposant l’idée d’une philosophie de l’éducation qui prendrait la forme d’une généalogie de l’expérience de soi susceptible de penser comment l’enfant est « convoqué » à devenir le sujet de son intériorité.

Pédagogie et politique. Quelques réflexions à partir d’une remarque de Maria Montessori, par Yves Cusset

Si la justification de la pédagogie réside dans son horizon « pratique », quelle en est finalement la nature ? Dans un premier temps, l’auteur examine les conditions subjectives de l’enseignement poue ne dégager les visées normatives. Aussi voit-il dans l’œuvre de Maria Montessori et la façon dont elle pose la question de l’enfance (sans droits et sans pouvoirs) les conditions d’une « pédagogie émancipatrice articulée à l’exigence morale et politique de l’accueil » Dans cette perspective et eu égard aux débats actuels, les « pédagogues » sont plus « politiques » que les « républicains » et la pédagogie doit être envisagée, avec J. Rancière, comme une théorie critique de l’éducation.

Chemins de Foucault et de Bourdieu, par Hervé Touboul (Université de Franche-Comté)

L’interrogation sur l’éducation procède, pour l’auteur, d’une conscience malheureuse dont la fin des Ecoles normales fut l’expression institutionnelle et collective. Pour comprendre cette histoire, M. Foucault fournissait quelques clés : épistèmè de la représentation et de l’analyse, de la classification et de l’échange, créativité et naturalité. A ce tableau P. Bourdieu apporte sa radicalité, qui décrit la société dans ses clivages et ses oppositions de classes, leurs logiques de distinction. La psychopédagogie apparaît alors comme la manifestation de la nouvelle idéologie patronale. La psychologisation de l’institution scolaire permet toutes les manipulations en même temps que la ruse des classes dominantes fut de maintenir la prééminence des classes secondaires et des grandes écoles.

La philosophie de l’éducation au miroir de l’histoire, par Pierre Kahn (IUFM de Basse-Normandie)

Loin de la représentation de la philosophie de l’éducation comme « essence », voire même comme « domaine », l’analyse historique montre qu’elle s’est constituée principalement sur la base de la présence de professeurs de philosophie dans la formation des maîtres qui se sont trouvés deux fois, en quelque sorte « sans travail » : une première fois, quand la préparation au baccalauréat et la classe de philosophie ont disparu des missions des Ecoles normales, une seconde fois, quand la réorientation républicaine de l’école, en 1984, a écarté la psychopédagogie des programmes de formation.

Étude : Emile Beaussire (1824-1889) : dans la querelle de l’école sans Dieu, par Laurent Fedi (IUFM d’Alsace)

Oublié injustement par l’histoire de l’école sous la Troisième République, Emile Beaussire incarne parmi les républicains la tendance libérale et modérée avec laquelle Jules Ferry dut composer. Modéré donc et tout en nuances (ou prudences), Beaussire défend la liberté de l’enseignement mais soutient les congrégations et critique le monopole. A ses yeux, l’idée de Dieu est rationnellement nécessaire pour fonder la morale, mais la liberté des religions doit être limitée par l’Etat, car priment la liberté de conscience et la concorde publique. Ses convictions spiritualistes le rendent prudent à l’égard du principe de laïcité et l’idée de tolérance reçoit-elle ses préférences.