n°29 : Éducation et Altérité

Le Télémaque n°29 (2006/1)

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La question de l’éducation, à la fois dans son projet et dans ses pratiques, est prise dans une tension constante entre normativité et prise en compte de l’altérité. L’attention portée à l’enfant scolarisé se focalise aujourd’hui sur son identité singulière, ses différences, psychologiques, familiales, ethniques ; et cela trouve ses prolongements dans les dispositifs d’accueil mis en place par l’école, institutionnels ou pédagogiques. Mais en même temps qu’elle individualise sa réflexion et ses pratiques, l’école catégorise, étiquette, produit de nouvelles normes, vise en définitive l’« intégration ». C’est cette contradiction que le dossier veut interroger : entre une représentation de l’enfance comme « monde à part » et la nécessité de sa socialisation dans le monde adulte.

Ouverture, par Michel Fabre (Université de Nantes)

Notion : L’identité, par Anne-Marie Drouin-Hans (Université de Bourgogne)

L’identité marque similitudes et distinctions ; elle opère classements et exclusions. Cela dit, un certain nombre de questions se posent. Qu’est-ce qui fait l’identité « propre » d’un individu ? En quoi est-il « le même » dans le temps ? Comment admettre la pertinence de l’idée d' »identité culturelle » et la revendication du « droit à la différence », en contenant par ailleurs leur dimension mortifère ? Pourquoi identité et égalité entretiennent-elles des relations paradoxales ? Dans quelle mesure l’expérience de l’altérité est-elle fondatrice des identités ? Comment en définitive donner un sens à la notion d’identité et la rendre « supportable » ?

Chronique morale : Enseignement, éducation et démocratie, par Jean-Bernard Mauduit

L’article discute la question des droits de l’enfant en posant en premier lieu qu’on ne penser les droits sans la possibilité d’en jouir. Or l’enfant n’a la possibilité ni interne ni externe d’actualiser les droits qu’on lui accorde, aussi loin qu’on veuille repousser la limite de son infériorité. Discutant l’argumentation d’Alain Renaud, l’auteur montre qu’elle repose sur des erreurs logiques : l’égalité des droits à la naissance ne veut pas dire dès la naissance, comme de vouloir instaurer la démocratie à l’école sans la maîtrise des savoirs qui en constituent les conditions. C’est enfin une lecture erronée de Freud de penser que l’apprentissage de la liberté demande de congédier l’autorité scolaire.

Dossier : Education et Altérité

Présentation, par Alain Vergnioux (Université de Caen)

Quelle politique scolaire contre la catégorisation ethnique ?, par Françoise Lorcerie (Cnrs)

Dans sa première partie, l’article donne un panorama concis et rigoureux des discours tenus par la philosophie politique au cours des trente dernières années sur les questions de l’altérité, de l’intégration et de l’exclusion dans les sociétés démocratiques, de Rawls et Habermas à Taylor et J. Berque, en indiquant chaque fois quelles sortes de préconisations éducatives peuvent en découler. La seconde partie analyse les politiques mises en place: ici, l’espace commun des cultures est pensé comme un socle social au même titre que l’espace civique ; ici, les affirmations différentialistes sont largement tolérées ; là, l’assimilationnisme semble la solution, …,  – non sans effets paradoxaux  quand la politique du « dialogue interculturel » semble renforcer l' »essentialisme » des cultures. La troisième partie s’appuie sur les descriptions de Nancy Fraser des deux formes de l’injustice que subissent les groupes ethnicisés pour esquisser les voies possibles d’une acceptation/intégration de l’altérité ethnique dans l’espace scolaire.

Alternation, altération et métissage : les jeux de l’altérité et de l’identité, par Alain Vulbeau (Université de Paris X)

Dans la perspective de la socio-ethnographie ou de la socio-anthropologie, Alain Vulbeau appréhende les phénomènes de différenciation culturelle en termes d’appropriations spécifiques des espaces urbains. Son observation des groupes de jeunes montre que leurs modes d’appropriation de l’espace (se sentir « chez soi » dans un espace dont on n’est pas propriétaire) s’appuie sur des pratiques, des circulations, des marquages symboliques qui leur sont propres et souvent inventés. Ecartant l’opposition trop rigide entre identité et altérité, il décrit les interactions en jeu à partir des notions d’aliénation (du sujet dans des logiques qui lui sont étrangères), d’alternation (à travers l’institution d’une nouvelle identité) et d’altération (comme modification ou décalage), pour construire la notion de métissage, qui désigne à la fois des processus et leurs effets, des échanges et des synthèses originales, en constante transformation.

Seule l’altérité enseigne, par Jean-Marc Lamarre (IUFM Pays-de-la-loire)

L’enseignement n’est possible que dans la distance entre le maître, l’œuvre et l’enseigné ; c’est cette thèse d’Emmanuel Lévinas que l’article se propose de développer et de discuter. Loin de l’idée que l’enseignement puisse faire l’objet d’un partage ou d’une maïeutique, Levinas affirme l’absolue dissymétrie de la relation, la transcendance et l’altérité absolues du maître. La discussion fait apparaître l’extrême fragilité, dans le face à face de la parole, de la magistralité car l’enseignement est essentiellement enseignement par autrui – davantage : présence de l’autre dans le même, ce qui en fait dès lors un « persécuteur ». Mais second renversement, Lévinas voit ici le fondement de la subjectivité et de la responsabilité. L’examen des objections de M. Blanchot et J. Derrida ne parvient pas à ébranler la position de Lévinas. Il ne peut en effet y avoir véritablement « apprendre » que si l’enseigné ne fait pas préalablement l’expérience d’un « ne pas comprendre » radical.

Education : le site de l’étranger, par Graciela Frigerio (Université de Buenos Aires)

L’école est faite d’espaces étrangers les uns aux autres, de frontières entre les langues, entre les disciplines, entre les adultes et les enfants. Elle demande toujours, plus ou moins, de migrer à l’intérieur de soi-même selon de multiples figures : l’enfant dans l’adulte, l’enfant pour l’enfant, l’adulte pour l’enfant, etc. Entrer dans une classe, c’est affronter le risque de l’incompréhension et de l’hostilité, mais aussi de l’accueil chaleureux. C’est l’expérience de la perte et de l’absence, mais aussi celle de l’exploration et de la permanente re-définition de soi.

Figures et symptômes actuels de l’enfance : l’enfance victime ou la construction d’une mythologie et d’une normativité éducative, par Laurence Gavarini (Université de Paris VIII)

L’altérité de l’enfance par rapport au monde adulte est problématisée à partir de quatre contextes théoriques : l’observation scientifique de l’enfant, la psychologie du développement, l’approche psychanalytique, la redéfinition des âges de la vie. Pour l’auteure, la période actuelle se caractérise par la « passion » de l’enfance, non sans contradiction : toute puissance et fragilité, sacralisation et sacrifice – sensibilité que la question des abus sexuels sur les enfants a encore exacerbée. Devenue ainsi l’objet d’une dramatisation touchant à sa parole et à son corps, l’enfance serait aussi sans cesse repensée à travers des configurations mythiques visant à ressaisir son impossible vérité.

Étude : Foucault et le problème de l’éducation morale, par Laurent Jaffro (Université Blaise Pascal – Clermont II)

Dans une perspective foucaldienne, la question morale peut s’inscrire dans le cadre problématique suivant : contrôle de soi et subjectivation. Mais comme le montrent les contradictions de l’autodiscipline, le sujet de l’éducation est toujours la proie de techniques de pouvoir, et il ne peut y avoir de subjectivation véritable car ce sont toujours « les autres qui s’occupent de moi ». L’auteur développe alors deux conceptions de l’autonomie. Dans la conception « classique » (républicaine), la liberté est toujours donnée et peu importe au fond que les règles soient imposées, assumées ou construites. A l’inverse, on considérera que l’éducation constitue une technique de vie qui conduit par paliers à la responsabilité. Pour Foucault, il y a des effets de pouvoir dans les deux cas ; mais une issue est cependant envisageable à partir des conceptions stoïciennes du contrôle de soi et de la décision, sans qu’il ne soit jamais possible de définir des critères de l’autonomie.

Correspondance : Penser à l’autre sans condition (depuis l’héritage, l’hospitalité et l’éducation), par Carlos Skliar (Flasco, Buenos-Aires)

La philosophie de Jacques Derrida nous aide-t-elle à penser la question de l’éducation et de l’école ? la construction des altérités scolaires ? ces identités et communautés imaginaires ? Cette question en soulève une autre : de quoi Derrida est-il lui-même l’héritier, qui lui permet de penser l’altérité ? L’auteur met en place quelques concepts cardinaux : différance, mémoire, genèse, écriture, et analyse longuement l’idée de la déconstruction. Il apparaît que la question de l’éducation est i) celle de la transmission de l’héritage, de sa déconstruction, i.e. de sa recomposition ; ii) celle de la traduction et de son impossibilité ; iii) celle de l’hospitalité : accueil et attention, préoccupation de l’autre. Il pose enfin la question de l’Université, qui devrait être, dans un Etat démocratique, une « Université sans conditions ».