Le Télémaque n°27 (2005/1)
Dans son livre de 1983, Le Maître ignorant, Jacques Rancière analysait et développait l’hypothèse de Joseph Jacotot (1770-1840) de l’égalité des intelligences et engageait, à partir d’elle, l’examen de la « méthode » d’émancipation intellectuelle de l’humanité : au cœur de la discussion, cette idée que le maître n’est « émancipateur » qu’à la condition d’être « ignorant ». Le dossier présenté dans ce numéro reprend avec l’auteur lui-même le livre de 1983 pour en explorer les conséquences, les audaces et les apories, et soulève de nouvelles questions sur l’essence de l’éducation, les relations entre les cultures, les positions respectives de l’élève et du maître, sur ce que veut dire « enseigner », ce que veut dire « émanciper » dans la perspective d’une éducation. Au centre des difficultés, on rencontre la question du langage.
Ouverture, par Alain Badiou
Notion : L’ébauche, par Alain Vergnioux (Université de Caen)
L’ébauche, d’une œuvre ou d’une tâche, sanctionne son inachèvement mais semble aussi indiquer sa vanité. Empruntant ses exemples aux arts et à la littérature, l’auteur suggère que dans l’ébauche, l’essentiel a déjà été « dit » et que son développement, loin de l’acheminer vers sa complétude ou sa perfection, masquerait la justesse de l’intuition première. Il en irait de même des systèmes théoriques dont la fécondité serait d’autant plus grande que leurs principes épuiseraient tout développement.
Dossier : Le maître ignorant
Présentation, par Alain Vergnioux (Université de Caen)
L’actualité du « Maître ignorant » : entretien avec Jacques Rancière
La discussion abordera successivement les thèses cardinales de l’éducation « progressiste » aujourd’hui comme à l’époque de Jacotot : l’égalité d’accès au savoir, la maïeutique socratique, le bon sens cartésien, la question de la transmission ou du transfert, la place de la volonté, la hiérarchie ou non entre les cultures et l’universalité de la pensée (instruite et libre). Aucune ne résiste à la critique de la philosophie jacotiste dont Jacques Rancière fait le commentaire et actualise la radicalité.
Calypso ne pouvait se consoler du départ d’Ulysse : l’île de l’égalité, par Stéphane Douailler (Université de Paris VIII)
Quand Jacques Rancière publie en 1987 Le maître ignorant, Joseph Jacotot, sa méthode universelle d’émancipation intellectuelle et son apprentissage de la lecture sans maître explicateur avaient été rangés dans la grande galerie des précurseurs de l’école et de la pédagogie. Relisant le statut que lui avait ainsi conféré dès 1911 le Dictionnaire de pédagogie de Ferdinand Buisson, Stéphane Douailler, tente de dégager dans ce bref article quelques unes des lignes de rupture à travers lesquelles le livre de Jacques Rancière réussit à styliser l’aventure de Jacotot en paradigme exceptionnel de la question philosophique de l’égalité des intelligences et de l’émancipation universelle au contraire des vérités autour desquelles s’est historiquement rassemblée l’école.
Une question à Jacques Rancière, par Mauricio Langon C. (Université de Montevideo)
Le maître, pour être émancipateur, doit se départir de l’illusion qu’il conduit l’élève vers l’autonomie en lui apportant ce qui lui fait défaut. Si Prospero apporte à Calliban le langage et la civilisation, celui-ci, par cela même, est colonisé. Caliban ne peut manifester sa liberté qu’en parlant « mal » ou en utilisant le langage du maître pour le maudire. A partir de ce paradigme, M. Langon analyse la dialectique complexe qui relie culture du colonisateur et culture du colonisé, acculturation et aliénation, et rencontre les contradictions que traverse l’idée de culture universelle.
À propos du « Maître ignorant » et de ses leçons. Sur une relation transférantielle, par Graciela Frigerio (Centro de Estudios Multidisciplinarios, Buenos Aires)
Si le propos de Jacotot/Rancière est de poser la possibilité d’une pédagogie non-explicative, il faut l’envisager comme une pédagogie du transfert, avec les conséquences suivantes : la possibilité de s’émanciper sans référence à aucun curriculum conçu dans ce but ; la possibilité d’enseigner la démocratie même si on ne la connaît pas – sur le fond d’un amour, sans doute, mais qui résiste à être partagé.
Pédagogie et pharisaïsme. Sur l’élévation et l’humiliation chez Gombrowicz, par Jorge Larossa (Université de Barcelone)
Selon Jacotot et Rancière, la pédagogie est un « abrutissement ». J. Larrosa s’appuie sur cette thèse pour montrer dans un premier temps, que semblable au pharisien, le maître a besoin que l’élève soit mauvais pour se poser lui-même comme bon, et, dans un deuxième temps, que l’éducation reproduit et amplifie les formes sociales du mensonge et de l’hypocrisie. L’éducation peut alors être décrite comme une supercherie, à laquelle on ne pourrait échapper que par « excentricité », celles de Jacotot et de Gombrowicz.
Une pierre d’achoppement : l’égalité comme point de départ, par Lilian do Valle (Université de Rio de Janeiro)
Analyser l’acte d’enseigner fait rapidement apparaître ses paradoxes, ses dissonances, et tomber un certain nombre d’illusions. La première d’entre elles est l’illusion égalitaire : l’illusion que l’éducation peut conduire à l’égalité politique et à l’émancipation, l’illusion de l’égalité entre les cultures, et, corrélativement, l’illusion de l’autonomie, l’illusion d’une relation non hiérarchique entre les élèves.
La politique du maître ignorant : la leçon de Rancière, par Alejandro Cerletti (Université Nationale de General Sacramiento, PCIA de Buenos-Aires)
L’auteur commente, cette idée, fort simple, que la « naturalité » de l’explication comme structure élémentaire de la pédagogie, introduit une dissymétrie et une relation de pouvoir dont il ne sera plus possible de sortir : jamais les inégalités initiales ne pourront être réduites. Il faut donc, avec Jacotot, inverser la perspective de façon radicale : le maître doit être ignorant pour que l’élève explique lui-même, et, contre toute évidence empirique, l’égalité (des intelligences) doit être postulée comme point de départ de l’éducation (et de l’ordre social).
L’élève et l’enfance : à propos du pédagogique, par Jan Masschelein (Université de Leuven)
L’auteur propose de distinguer le « pédagogique », i.e. les savoirs et les techniques qui constituent l’élève comme tel, et la « pédagogie » qui s’adresse à l’enfant. L’enfance est ce vide qui disjoint l’enfant de lui-même. L’opposition est ensuite « travaillée » à partir d’une analyse du film de Rossellini, Europa 51, et du commentaire qu’en fait J. Rancière : le savoir ne passe pas par des explications mais par un cheminement de proche en proche, qui est un « aller hors de soi » – c’est-à-dire dans l’espace de la pédagogie, par l’interrogation et l’attention à l’autre.
Etude : Jean Paul, lecteur de Jean-Jacques : l’approche herméneutique de l’éducation, par Didier Moreau (IUFM des Pays de Loire)
La pédagogie de Jean-Paul Richter mérite d’être reconsidérée à la lumière des récents travaux entrepris sur la genèse et le développement de la pensée herméneutique. Didier Moreau montre qu’elle participe au projet d’une herméneutique universelle, dépassant le simple cadre du Romantisme allemand, parce qu’elle prend appui sur la « révolution pédagogique » de Rousseau en en affrontant les difficultés. Jean-Paul pense d’une manière novatrice les relations de l’individualité à la communauté et à l’universalité dans l’éducation, en jetant les bases d’une théorie de l’apprentissage et du développement des compétences interprétatives. Il est conduit à redéfinir les buts éthiques de l’éducation, à reformuler d’une façon qui nous concerne les principes pédagogiques de la construction du sujet éthique. Sa discussion de l’Emile permet de cerner les contours d’une approche herméneutique de l’éducation.
Correspondance : Identité et histoire. Une approche philosophique, par Zouaoui Beghoura (Université de Constantine)
L’article veut répondre à la question de la violence en Algérie à partir du problème de l’identité. En quoi et par quelles médiations les questions de l’identité nationale et de la violence sont-elles liées ? Vouloir cerner le problème de l’identité algérienne en termes d’appartenance et d’altérité ne peut suffire, mais l’approche historique est complexe, de l’occupation romaine et turque au colonialisme français, des différents registres des discours politiques pendant et après la guerre d’indépendance (la terre, la langue, la religion). Corollairement, la violence prend des formes diversifiées, qui n’ont ni la même origine ni la même signification. L’auteur suggère en conclusion que la violence se nourrit de la défaillance de la sphère juridique et de la légitimité de l’Etat.