n°26 : La transmission

Le Télémaque n°26 (2004/2)

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La transmission, moins que donation ou passation d’objets, concerne la relation entre des sujets qui, dans cette distance, se construisent et s’instituent. Soucieuse de dire la valeur de ce qu’il s’agit de léguer, la transmission implique un dépassement de ce qui est, rendu possible par ce que nous offrons en héritage. Elle résiste de fait à toute rationalisation, suppose l’illimitation du temps, la reconnaissance de la finitude et de la mort. Et c’est bien ce pour quoi on peut penser que la transmission est en crise aujourd’hui, à l’heure où le temps qui nous a constitués au cours du XXe siècle apparaît moins terminé ou dépassé qu’oublié, biffé de nos mémoires. Ainsi la transmission semble difficile dans un univers où le temps perd sa place, où se donne en même temps que le triomphe de l’immédiateté, le phantasme de l’immortalité.

Ouverture, par Roger Pouivet

Roman : L’invitation, par Claude Simon

Pour la plus grande partie de l’œuvre de Claude Simon, la question pourrait être celle-ci : en quoi consiste la « matière » de l’histoire ?, et la réponse à peu près la suivante : en ruines, en fossiles. D’où que son écriture emprunte pour une part à la photographie – qui fixe et qui fige. En 1986, il participe avec quatorze autres personnalités occidentales (parmi lesquelles Arthur Miller, James Baldwin, Peter Ustinov,…) au Forum international de Frounzé en Kirghisie soviétique. Les pages qui suivent sont extraites du récit qu’il fait de cette  » invitation ».

Notion : Le musée, par Alain Vergnioux (Université de Caen)

L’idée moderne du musée se dégage au début du XIXe siècle de ses origines religieuses (le trésor des églises) et privées (le Cabinet de curiosités) pour devenir un espace ouvert, démocratique, dont la destination est d’offrir au plus large public l’accès aux œuvres d’art. mais son sens et son fonctionnement laissent apparaître des logiques plus complexes, de conservation patrimoniale, de collection, de spécialisation, d’éducation, etc. Il rencontre les questions de sa clôture, de son rapport aux expositions, et de son évanouissement, peut-être, dans les formes post-modernes de la production artistique et de la présentation des œuvres.

Dossier : La transmission

Présentation, par Brigitte Frelat-Kahn (IUFM de Paris) et Graciela Frigerio (Université de Buenos-Aires)

Transmission / transfert / éducation. Fragments pour un puzzle impossible, par Graciela Frigerio (Université de Buenos-Aires)

Pour Graciela Frigerio, les processus de transmission ne peuvent être envisagés que de façon fragmentaire. Pour de multiples raisons : les mécanismes d’identification qu’elle met en œuvre sont toujours limités, morcelés ; les échanges symboliques portent sur des contenus incertains et selon des modalités qui demeurent énigmatiques comme dans le rêve : offrir ce que l’on n’a pas, recevoir cependant ce qui n’a pas été offert; accorder son amour à la « mauvaise » personne et selon des médiations inopportunes. Le travail de la transmission jouerait ainsi comme accumulations d’erreurs, d’ajustements, à l’intérieur d’un puzzle impossible.

Transmission et institution du sujet, par Laurence Cornu (IUFM Poitou-Charente)

La transmission constitutive de l’action d’enseignement, mais, contradictoirement, toute la réflexion pédagogique aujourd’hui récuse l’idée de transmission, où elle entend dissymétrie et répétition, au bénéfice de l’idée de construction. Or, la transmission n’est pas la communication ni le transfert d’informations ; elle est passation, non tant de contenus que de significations et mise en cause de sujets, des sujets parlant dans la loi de la langue, i.e. aussi dans ses manques et de ses frustrations. Les formes de la transmission aujourd’hui dans les établissements scolaires, normées, règlementarisées, ne sauraient y satisfaire ; pour L. Cornu, la question est donc de rendre aux échanges pédagogiques leur valeur symbolique et instituante, et leur qualité de don.

L’expérience, le film, par Pierre-Damien Huyghe (Université de Paris I)

L’éducation doit à la fois transmettre des significations, des orientations, et permettre la rupture, « l’expérience de la brèche », de la décision intempestive, au risque de l’irruption de la brutalité. Il y aurait crise de l’éducation (de la transmission) quand l’articulation entre l’espace public et l’existence privée serait défaillante, quand la possibilité de la narration (la mise en récit) de l’expérience humaine se trouverait submergée par l’information (les nouvelles du monde), quand la socialisation de l’homme tomberait sous la règle de la stimulation externe immédiate, et non plus celle du recueillement et de la nudité. Avec W. Benjamin, l’auteur voit dans le film un symptôme (ou une métaphore) de cette situation ; il procède en effet par « à coups », ruptures et dispersion, demande une attention inédite et indique une dimension nouvelle de la responsabilité.

Les difficultés de la transmission en régime démocratique, par Pierre Statius (IUFM de Franche-Comté)

Les conditions « classiques » de la transmission (continuité générationnelle et certitude sur la nature du legs) ne seraient plus réunies, selon l’auteur, en régime démocratique. Il argumente à partir des analyses de Péguy sur la modernité et souligne que sous un certain angle, la modernité se définit contre la culture. A quelles conditions, cependant, serait possible une éducation démocratique ? L’œuvre de J. Dewey proposerait à cet égard des principes et des orientations toujours utiles.

Autorité et transmission dans le champ pédagogique, par Gabriela Dicker (Université de General Sarmiento)

L’article examine les conditions de constitution du savoir pédagogique et de sa transmission : où trouve-t-il son origine ? D’où tire-t-il sa légitimité ? l’auteur montre que si le savoir pédagogique trouve son origine dans le savoir et les pratiques des enseignants eux-mêmes, son autorité procède d’une origine « supérieure », soit celle des Institutions de formation ,soit celle de l’Etat qui doit contrôler les formations, les nominations, et, par ses inspecteurs, l’exercice du métier. Les enseignants ne peuvent affirmer leur autorité et leur légitimité comme spécialistes de la pédagogie que sous la légitimité que l’Etat leur accorde. On rencontre ici la question du salaire, qui non seulement doit suffir à leur subsistance, mais aussi assurer les conditions de leur statut intellectuel. A partir du moment où les enseignants se sont trouvés dépossédés de la production et du contrôle des savoirs pédagogiques, la distinction et la séparation entre patriciens et chercheurs, entre théorie et pratique s’est instaurée de façon désormais insurmontable.

Transmission et exil, par Norma Barbagelata (Université de Entre Rios)

La transmission est fondatrice de la culture et de l’existence des sociétés humaines. Assurer leur permanence dans le temps demande la continuité et l’amour mais la mort et la séparation impliquent la discontinuité et le deuil. L’auteur analyse deux particularités de l’histoire et de la culture argentine. De façon ancienne, les figures de l’exil et du déracinement sont au fondement de l’identité nationale ; de façon plus récente, la question des « disparus », ni morts ni vivants, lors de la dictature, pose de façon tragique le problème de la filiation. Dans les deux cas, c’est la difficulté de penser une transmission qui doit accepter le « vide » et l' »absence » comme déterminations constitutives.

La transmission : entre l’oubli et le souvenir, le passé et l’avenir, par Mariana Karol (Université de Buenos-Aires)

Comme ses conditions principales, la transmission demande une part d’oubli et de constitution subjective de l’histoire interpersonnelle. Le passage, ou l’héritage, entre générations se heurte en effet à deux obstacles : la répétition et/ou la vacuité du sens. L’article montre que la transmission trouve son accomplissement à la condition de se développer comme élaboration d’une narration susceptible de recueillir l’histoire narcissique du sujet et de l’inscrire dans un espace commun de significations ouvert sur l’avenir.

Correspondance : Louis Lambert, Balzac et la question du philosophe dans la cité, par Scheherezade Pinilla Cañadas (Université de Madrid)

Dans Louis Lambert, Balzac entend mettre en scène sous forme romanesque la « pensée » elle-même ; ce sera à travers un personnage de philosophe, sa destinée individuelle et sa quête de l’absolu, et à travers une ville, Paris, « la capitale de la pensée ». L’évocation de la figure de Victor Cousin permet de poser la question des relations entre l’Etat et la philosophie, du statut de professeur, de l’autorité de l’Académie, mais face à la recherche de la vérité du héros, l’éclectisme de V. Cousin n’est qu’une habile rhétorique. C’est La Comédie humaine, l’œuvre de Balzac elle-même, qui concrétisera la vérité de l’humanité ; à la philosophie comme système, Balzac oppose une vision de la philosophie comme « labyrinthe » et possible (re)création du monde. Il ne donnera cependant à Louis Lambert qu’une seule destinée, celle de la pensée pour la pensée, et confiera à d’autres personnages de La Comédie Humaine l’ambition de s’approprier et de changer le monde.