n°25 : Les lieux du corps

Le Télémaque n°25 (2004/1)

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Qu’en est-il du corps dans l’éducation ? Le corps est-il le lieu du savoir et du sens – ou du non-sens ? Au-delà des problématiques classiques sur le corps que l’on « a » ou que l’on « est », vestige naturel pétri de culture, qu’on redresse ou qu’on libère, ce dossier met en scène le corps souffrant, le corps handicapé, le corps canalisé, le corps effacé ou nié : le Mythe de Pan et les tragédies d’Eschyle, le corps « désesthétique » de la clinique médicale, l’idée de corps virtuel ou télé-visuel, les corps désincarnés de la relation pédagogique…, toujours cependant, le corps s’impose comme support de l’identité de soi, comme médiateur et producteur de sens, comme source de plaisir aussi : éduquer, c’est comprendre que le corps pense.

Ouverture, par Georges Vigarello

Chronique morale : Pourquoi les enseignantes ont-elles des problèmes de voix ?, par Sophie Ernst (INRP)

Les enseignantes doivent occuper l’espace physique de la classe, avec autorité – sur le mode masculin – au risque de s’y « casser la voix ». Dans l’opposition entre graves et aigus, l’auteur repère de subtiles démarquages sociaux entre le masculin et le féminin, et livre aussi, à travers son expérience, quelques conseils sur l’usage des voix et leur juste mesure pédagogique.

Notion : La vigilance, par Pierre-Damien Huyghe (Université Paris I)

La pédagogie suppose le partage entre l’enseignant et l’élève d’une même spiritualité et une capacité de la pensée à se mobiliser elle-même. Mais l’intelligence du monde demande une autre forme d’attention qui plonge dans la sensibilité et la prudence. Soit la « vigilance », engagement du corps tout entier, tension de l’ouïe et de la vue, donnée anthropologique de base selon Leroi-Gourhan. Or la prolifération aujourd’hui des productions audio-visuelles induirait, non sans paradoxe, une anesthésie ou une atrophie de cette capacité « vitale », et menacerait nos sociétés dans leur capacité d’action et de formation symbolique.

Dossier : Les lieux du corps

Présentation, par Anne-Marie Drouin-Hans (Université de Bourgogne)

Le corps eschyléen tragique : une concrétion difficile, par Héléna Théodoropoulou (Université d’Egée)

Dans le théâtre d’Eschyle, le corps est une préinscription fragile, terrifiée, abyssale, de l’être humain – dans un monde lui-même catastrophique. La scène incarne la limite à partir de laquelle le sens peut se faire jour et s’absente. Le corps tragique est cette intensification de l’existence : meurtre, transe, démesure, terreur ; il est un corps pédagogique en ce qu’il laisse apparaître ce qui passe à travers lui et qui le fait apparaître : autre et soi-même pourtant.

Corps, musique et mots : les enveloppes de Pan, par Gilles Boudinet (Université Paris VIII)

L’analyse anthropologique classique pose que l’essentiel de la musique s’origine dans le corps humain. Pour G. Boudinet, la fable de Pan se prête à inverser cette première thèse. Tout repose sur la fuite de Syrinx à son désir et l’invention de la flûte. Dès lors, la démonstration tient en trois temps : du régime aquatique au régime aérien, de l’enveloppe sonore des roseaux à la flûte du dialogue musical, du corps musical au corps verbal. La « mort du Grand Pan » signifie alors l’ultime métamorphose du dieu, passé ainsi au régime de la corporéité humaine.

Qui suis-je ? Que puis-je ? L’anorexie, le corps du vide et le regard d’autrui, par Michela Marzano

L’anorexie ne relève pas d’une pathologie alimentaire ni ne constitue le contre-coup d’une mise en ordre sociale des corps. En massacrant son corps, l’anoréxique cherche à lutter contre l’effacement de sa subjectivité. Vider le corps, désavouer sa propre réalité et rêver l’émergence d’un corps transparent, délivré de toute pesanteur,  » une  » enfin sous le regard de l’autre.

De quoi parlons-nous quand nous quand nous parlons de « sourds » ?, par Andrea Benvenuto (GERSE, Université Paris VIII)

Entre les discours de la déficience (qui peut être compensée), ceux du handicap (qui appellent l’intégration) et ceux de la différence (qui ne font souvent que maintenir le statu quo), les sourds, depuis l’Antiquité, ont du mal à trouver « leur » place. Exclus de la communauté des hommes : les sourds ont-ils accès au langage ? à la pensée ?, leur situation rencontre une évolution décisive avec la reconnaissance par l’Abbé de l’Epée de la langue des signes et l’hypothèse de son usage pour leur instruction. Mais l’histoire du XIXe et du XXe siècle montre aussi que la volonté sociale de réparation (médicalisée) et d’intégration (scolaire) ont reconduit sous d’autres formes la dénégation de leur être-au-monde propre, de leurs spécificités culturelles et linguistiques.

Le corps étranger : fantasme et métaphores, par Laurence Cornu (IUFM Poitou-Charente)

De l’acception médicale vers la réalité socio-politique, un corps étranger est un corps dans un corps : éclat d’obus, tumeur, fœtus…, ou l’immigré dans le « corps » social ; intrusion, menace, familiarité extrême ; territoires, frontière, assimilation ou rejet. L' »étrangèreté » met en présence désir d’identité, de pureté invioloable et vacillements, glissement vers le « hors-de-soi » et d’abord à l’égard de nous mêmes, par exemple dans la maladie. La question est alors celle de la normativité et de l’épreuve de la limite – dans le temps, i.e. de l’irréversibilité et de la mort. Le corps (de l’)étranger est à la fois ce qui est donné à déchiffrer et ce que nous ne comprenons pas, appel et rejet ; l’étrangèreté demeure un « reste intraduisible ».

Le corps de la jeune fille : un invariant pédagogique au fil des siècles ?, par Hervé Terral (Université de Toulouse le Mirail)

La « jeune fille » est devenue le 20 décembre 1880 un des enjeux les plus vifs de la mise en place d’une politique républicaine en éducation via la création officielle d’un  » enseignement secondaire féminin « , parallèle aux écoles primaires supérieures féminines. Plusieurs lignes de fond traversent les débats : la femme – et plus encore la jeune fille – est placée sous le signe d’une tension, inscrite dans son corps même, entre fragilité affirmée et expression de la vitalité salvatrice, de même qu’elle est partagée entre négation de la sexualité et affirmation de la maternité ; l’institutrice, et plus encore la professeure de l’enseignement féminin, deviennent tout particulièrement l’illustration de cette opposition à travers le dévouement, i.e. le don de soi, aux enfants, des autres le plus souvent.

Du corps intouchable au corps virtuel : vers une relation enseignant-élève désincarnée, par Bernard Andrieu (IUFM de Lorraine)

Si on ne peu penser l’altérité que comme un analogon de soi, le corps de l’autre est inconnaissable, « intouchable ». Cette mise à distance existentielle serait, selon l’auteur, renforcée par toute une série de dispositions sociales : de la télé-conférence à l’hygiaphone, en pédagogie l’interdit pesant sur les contacts corporels et la « désincarnation » des corps, de l’enseignant comme de l’élève. A la communication corporelle a succédé la peur de toucher, à la communication naturelle, directe, faites de paroles, d’intonations et de gestes, a succédé la communication mentale, informatique, abstraite. L’auteur suggère que dans ces mutations se mettent en place d’autres modes de relations entre les sujets, plus transparentes ou plus opaques ?

Le corps désesthétique de la clinique médicale, par Jacques Arveiller (Université de Caen)

Au tournant du XIXe siècle, la clinique médicale se constitue en « grammaire de signes » propre à refonder la thérapeutique. Dans ce mouvement, le corps se trouve décomposé, en surface et en profondeur, analysé, et ravi à la contemplation. Le stéthoscope d’abord, les moyens modernes d’investigation a fortiori, achèvent d’interdire à son endroit toute perception érotique, esthétique, sexuée même.

Étude : La démocratisation de l’école, par Pierre Merle (IUFM de Bretagne)

La question de la démocratisation de l’école est particulièrement vaste. Il s’agit d’un fil conducteur qui mène inévitablement à l’histoire de l’institution scolaire, aux politiques éducatives, aux débats techniques sur la mesure des transformations du recrutement social de l’école, à l’état actuel de la démocratisation. L’auteur a retenu trois axes principaux d’investigation : le lien entre démocratie et démocratisation, la pluralité des définitions de la démocratisation, la question de la réduction ou de l’accroissement des inégalités sociales des trajectoires scolaires. Ces axes cherchent à rendre compte à la fois des débats liés à la notion de démocratisation et des analyses empiriques qui ont été menées sur celle-ci.

Étude : Hannah Arendt : une biographie intellectuelle, par Marc Le Ny (Ecole pratique des hautes études)

L’idée de biographie « intellectuelle » est celle, sans document, du seul mouvement d’une pensée. Dans le cas d’H. Arendt, elle s’organise autour d’une préoccupation : le besoin de comprendre et s’articule autour de quelques grandes questions : exil amitié, judéité, nouveauté, totalitarisme, banalité du mal.

Correspondance : Politique de la mémoire et mondialisation, par Silvana Rabinovich (Université de Mexico)

Le langage est constitué de mémoires et d’oublis. Il s’agit d’aborder la circulation de certaines mémoires et de certains oublis dans le discours politique actuel comme il se déroule au Mexique. Dans le contexte des asymétries sociales, l’auteur veut réfléchir sur la transmission de la mémoire et de l’oubli à propos du génocide des indiens au Guatemala qui est rendu invisible par le discours d’une pseudo-démocratie globale. De nos jours, parler de transmission de valeurs démocratiques ou de multiculturalisme en Amérique Latine signifie dénoncer l’hégémonie des euphémismes qui expriment une complicité meurtrière.