n°23 : Éducation morale : nouvelles questions, nouveaux conflits ?

Le Télémaque n°23 (2003/1)

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L’éducation morale s’est progressivement trouvée prise en contradiction entre une tendance normative qui avait nourri le modèle du « bon chrétien » puis du « bon citoyen » et une tendance libérale, nouvelle, qui s’appuie sur le respect de la vie privée et la liberté de conscience des élèves. D’où les décalages chez eux entre rapport à la loi et expérience effective, représentations collectives et souci de soi. Dans cette perspective, le dossier analyse les difficultés que le monde enseignant rencontre aujourd’hui pour répondre de façon adéquate aux questions de la formation à la citoyenneté, l’endiguement de la violence, la prise en compte des diversités culturelles.

Ouverture, par Jorge Larrosa (Université de Barcelone)

Chronique morale : La littérature, l’héroïsme et l’histoire, par Jean-Marc Lamarre (IUFM Pays de Loire)

Y a-t-il encore place pour une morale de l’héroïsme ? Pour Olivier Rolin, il semble bien que non, même s’il en a porté la possibilité jusqu’à sa plus extrême limite. Ou bien n’en était-ce que la caricature ? Et, partant l’indication de sa disparition – la perte irrémédiable. N’y a-t-il d’héroïsme que dans la visée de l’absolu et l’acceptation de la mort ? Ou peut-on concevoir, avec Hannah Arendt, une autre dimension de l’héroïsme où s’exprime le pouvoir proprement humain de réinventer, toujours, un monde neuf ? N’y a-t-il d’héroïsme que tragique ? Seule la littérature peut alors en porter l’ombre et l’éblouissement, et s’il prend une forme ridicule ou comique, c’est la littérature encore qui en permet, de façon non moins tragique, l’expression la plus juste.

Notion : Assujettissement, par Christina Gautheron (Université de Caen)

Dans l’histoire de la langue, la notion de sujet s’est lentement dégagée d’une polysémie complexe dont les oppositions sujet/objet, pensée/matière, liberté/aliénation constituent l’aspect le plus visible. A fortiori, “assujettissement” peut conjointement renvoyer à l’asservissement et à la constitution du sujet. Entre humilité et hybris, désir de toute puissance et servitude volontaire, perversités du nazisme et de l’idéologie néolibérale totale, le rapport à la Loi décrit une dialectique de l’ambiguïté. L’article suit au plus près cet entrecroisement des significations, en débrouille l’écheveau et en maintient l’énigme.

Dossier : Education morale : nouvelles questions, nouveaux conflits ?

Présentation, par Maria Pagoni-Andréani (Université Lille III)

L’école sous l’emprise du droit : recours ou détour ?, par Jean-Francois Rey (IUFM Nord – Pas de Calais)

L’article se propose d’analyser l’intérêt et les limites de l’introduction du Droit au sein de l’école. L’hypothèse que l’auteur formule est la suivante : pour qu’il y ait du symbolique repérable et fondateur, certes il faut du tiers dans la relation maître/élève, élève/établissement, famille/école. Pour autant, il ne faut pas s’engager sur la pente qui conduirait à chercher “ailleurs” un Grand Référent extérieur, un tiers absent mais que l’on peut invoquer. Ce n’est pas en juridicisant la relation pédagogique que nous rendrons manifeste l’autorité du Droit. En revanche, une pédagogie respectueuse de la personne, faisant émerger les représentations qui s’attachent au sujet de droit, apparaît beaucoup plus féconde. L’école a dores et déjà en son sein des ressources qu’il convient de mettre en lumière, d’expliciter et de rapporter à la loi commune.

La construction à l’école d’une identité de citoyen : obstacles et conditions, par Constantin Xypas (Université catholique de l’Ouest)

Il existe deux obstacles et une condition à la construction d’une identité de citoyen à l’école. Le premier obstacle provient du décalage entre les représentations des adultes et des élèves concernant la citoyenneté. Le second, du décalage entre le dire et le faire, le modèle invoqué par les adultes et la réalité du terrain. Dans les deux cas, le litige porte sur l’exercice quotidien du pouvoir et sur l’attribution de la justice en cas de conflit. Comment remédier à ces décalages ? Une première solution consiste à partager le pouvoir avec les élèves. C’est la solution adoptée par certains établissements expérimentaux qui s’inspirent de la pédagogie institutionnelle. A défaut de pouvoir généraliser une réforme aussi radicale, nous préconisons de centrer l’éducation à la citoyenneté sur la lutte contre l’injustice au sein de l’établissement : qu’est-ce qui est juste, comment régler les conflits, comment instaurer des règles permettant le “vivre ensemble”, comment faire fonctionner des instances de médiation et d’arbitrage.

La pédagogie institutionnelle comme éducation morale, par François Jacquet-Francillon (INRP, Université Lille III)

La pédagogie institutionnelle de Fernand Oury comporte une doctrine complète d’éducation morale. D’une part elle cherche à constituer la classe comme un milieu moral, soumis à une stricte réglementation des mœurs, et d’autre part elle se propose de former la conscience morale des élèves en leur inculquant les idéaux de la reconnaissance et du respect mutuels des semblables, idéaux que le fameux Conseil de coopérative actualise par la pratique de la discussion et de la réflexion collective sur soi.

Mémoires blessées, morales incertaines, par Sophie Ernst (INRP)

Peut-on fonder une éducation morale à l’école sur la mémoire de la Shoah ? C’est ce que suggère le schème bien connu du “ devoir de mémoire ”, pour que “ plus jamais ça ”. Derrière le consensus, bien des difficultés. Celles-ci révèlent d’une part la nouveauté mal maîtrisée des “ commémorations négatives ” auxquelles sont confrontées toutes les démocraties ; d’autre part, le rapport gêné et contradictoire qu’entretient l’école contemporaine avec l’éducation morale. Si la visée suscite, globalement, notre adhésion intuitive, la pratique contemporaine de la laïcité semble cependant avoir du mal à trouver un juste positionnement des registres, entre identification aux victimes, valorisation de l’héroïsme et détachement scientifique. Peut-être aussi hésitons-nous sur les leçons à tirer, et savons-nous mal articuler une “ morale fondamentale ” à une “ morale élémentaire ”.

L’homophobie : un nouvel enjeu pour l’éducation à la citoyenneté ?, par Jean-Paul Martin (Université Lille III)

La lutte contre l’homophobie pourrait constituer aujourd’hui une mise à l’épreuve des principes et des méthodes à l’œuvre dans l’éducation et la citoyenneté, dans la mesure où elle interroge la contradiction, fréquemment relevée, entre les valeurs proclamées par l’institution et ses pratiques réelles. Pour explorer cette hypothèse l’article s’appuie sur les analyses, peu nombreuses, faisant état du vécu des élèves directement victimes d’homophobie et des silences observés par l’école. Il s’interroge sur la nature de l’aide que peut et doit apporter l’école à la lutte contre ce type de discriminations. Distinguant homophobie particulière et homophobie au sens large, il essaye de montrer en quoi, dans les deux cas, ce combat concerne l’ensemble des acteurs de l’école. Enfin il propose, en s’appuyant sur l’analyse du film Personne n’est pareil, de réfléchir à des dispositifs de discussion des normes sexuelles, pouvant être utilisés dans l’enseignement secondaire, dans le but de valider des normes communes.

La place de la norme dans les albums de jeunesse pour des enfants de 3 à 6 ans, par Maria Pagoni-Andréani (Université Lille III)

L’auteur pose la question de savoir si et comment la littérature de jeunesse pour les enfants de 3-6 ans peut constituer un outil d’éducation au jugement moral. L’hypothèse de travail soutenue est que l’objectif principal d’une telle éducation serait d’aider les enfants à différencier l’intérêt pour autrui de la norme aussi bien égocentrique que sociale. La première étape de la recherche, présentée dans cette article, consiste à analyser cinq albums de jeunesse concernant le thème de l’amitié pour mettre en évidence quels sont les conflits internes (avec soi-même) et externes (avec l’environnement social) qui régissent le parcours de l’amitié des personnages. L’analyse révèle que la fonction pédagogique de ces albums consiste à amener les enfants à réfléchir sur le processus de construction d’une éthique personnelle guidée par l’intérêt pour autrui et la prise de conscience d’une forte interdépendance entre moi et autrui.

Étude : Fernand Deligny, Nous, On, I., et les autres…, par Béatrice Han Kia-Ki (CIPH)

La vie des enfants accueillis par Deligny est une vie sans nom, en marge de l’histoire et des espaces ordinaires. Alors ils tracent en d’autres gestes, d’autres géographies, d’autres parcours. L’éducation, selon Deligny, ne peut être qu’esquive : des modèles, des institutions, à l’écart du jeu social, et position de refus : de la morale, de la psychologie, de l’affection même. Dans un monde du ON, la dérive d’un agir sans sujet, l’individu se risque selon des lignes, des parcours incertains et quelque chose se constitue comme un “entre-lieu” ou des NOUS se dessinent.

Étude : Rousseau peut-il comprendre Emile ?, par Pierre Billouet (IUFM Pays de Loire)

On pourrait penser que l’aspiration à la liberté, qui anime le siècle des Lumières, conduit Kant et Rousseau à soutenir une même théorie moderne de l’éducation. Et puisque l’Emile est antérieur à la Critique de la raison pratique et aux cours de Kant sur l’éducation, on pourrait penser que Rousseau éduque Kant avant d’éduquer Claparède, Montessori, Dewey ou Freinet. Or la notion de nature étant équivoque dans l’Emile, et dans le Discours sur l’Inégalité, la pédagogie rousseauiste n’est pas cohérente sur le plan conceptuel. Elle ne peut donc pas posséder la dignité d’un idéal de la raison éducative : l’âge de raison, visé par la réflexion critique conceptualisée systématiquement, n’est pas la prise de conscience esthétique d’un soi naturel.