Le Télémaque n°21 (2002/1)
L’idée d’une éducation humaniste prend forme à la Renaissance, se développe en Allemagne dans l’idée de Bildung et définit de façon durable le cadre de toute éducation possible, ceci à partir des principes d’éducabilité, d’autonomie et de responsabilité des individus, et d’une conception de l’humanité comme productrice de soi sous la forme de la communauté (universelle). Il s’agit alors d’examiner comment cette « forme » s’est constituée, comment elle s’est trouvée mise en doute, voire dénoncée et déconstruite, sous des modes divers et non sans ambiguïté dans le cours du XXe siècle, comment cependant le projet d’une pédagogie humaniste peut être maintenu, de façon critique, mesurée et confiante. L’idée d’éducation peut-elle en effet se développer sans à l’horizon une certaine vision de ce que l’humanité peut (doit) devenir, ou de ce qu’elle peut (doit) faire d’elle-même ?
Ouverture : Jules Verne humaniste ?, par Michel Fabre (Université de Nantes)
Chronique morale : Mauvaises consciences, par Sophie Ernst (INRP)
Considérer les immigrés comme des victimes et nourrir à leur égard compassion et culpabilité ne conduit qu’à maintenir la distance et l’incompréhension. Selon l’auteur, il faudrait au contraire prendre en compte leur courage, leur intelligence des situations, leurs capacités d’adaptation et de compromis. A partir de ces prémisses, il doit être possible de penser ensemble l’histoire de l’immigration et l’histoire nationale, et de construire une pédagogie de l’altérité optimiste et confiante.
Notion : La personne, par Jean-Marc Lamarre (IUFM Pays-de-Loire)
Estime de soi, reconnaissance, autonomie définissent aujourd’hui de façon étroite les situations scolaires et permettent aussi de penser les conditions de la réussite. La notion de « personne » est-elle pertinente pour décrire le statut de l’élève ? Est-elle à la mesure de la crise actuelle de l’école ou est-elle elle-même atteinte par cette crise ? J.-M. Lamarre conduit cet examen en plongeant dans la tradition philosophique, de saint Augustin à Hegel et Ricoeur et montre combien les notions d’identité, de relation à autrui, d’image de soi, bref de « personne » sont présentes dans les interrogations présentes. Il fait aussi l’hypothèse – politique – que la notion de « personne » contribue au dépassement de l’antagonisme entre communautarisme et individualisme, républicanisme abstrait et attachements culturels.
Dossier : Education et humanisme
Présentation, par Alain Vergnioux (Université de Caen)
Education et humanisme ?, par Jan Masschelein (Université de Leuven)
Quelle « interprétation » de l’homme et de la société porte la définition humaniste de l’éducation ? La question sera examinée en quatre temps. A l’époque de la Renaissance, une étroite connexion s’établit entre l’expression de sujets libres, l’institution de la communauté politique et l’éducation. Avec la notion de Bildung, la philosophie allemande donne pour fin à l’éducation (la formation) l’avènement, dans le même mouvement, des sujets et de la société civile à l’autodétermination et à l’identité substantielle ; l’auto-conscience de soi s’accomplit dans la « culture » dont le concept permet de penser sous une même raison la tradition et la communauté vivante, et c’est à l’idée de l’Université qu’est confiée la médiation entre les individus, la communauté et l’État. Mais une telle problématique suppose une transparence à soi-même de l’identité communautaire, de la raison et de la communication entre eux des sujets ; or les notions de lien social, de consensus, d’identité, de communication rationnelle sont obscures, ambiguës, illusoires. Faut-il alors rompre avec les prémisses humanistes de la relation de l’humanité avec elle-même sous le chef de l’identité pour penser l’éducation à partir de l’hypothèse inverse de l’altérité ?
J.F. Herbart : pédagogie humaniste et critique du sujet, par Carole Maigné (Université de Caen)
Pour J.-F. Herbart, la pédagogie est une question capitale en tant qu’elle s’inscrit dans un travail de reconception du sujet en rupture avec l’idéalisme kantien et fichtéen. Cela le conduit à une pensée de la Bildung, incompatible avec toute définition transcendantale du sujet ou de l’humanité. La diffusion de ses idées est importante en Allemagne dès le milieu du XIXe siècle, puis rapidement en France, où T. Ribot le fait connaître par ses articles dans la Revue philosophique de la France et de l’Etranger et où ses préoccupations rejoignent l’institution progressive de la Science de l’éducation. Le projet de Herbart se caractérise par une approche réaliste et empiriste des questions et, s’il s’agit bien de développer l’humanité en l’homme par l’éducation, son horizon est celui d’une psychologie scientifique, expérimentale, faisant fond sur une dynamique des représentations. La pédagogie peut alors être envisagée comme science, se développant de façon rationnelle à travers trois grandes étapes, de gouvernement des enfants, d’instruction et d’éducation morale.
Fichte et l’éducation : devenir homme parmi les hommes, par Jean-Marc Lamarre (IUFM Pays-de-Loire)
L’idée d’une formation totale de l’homme, portée par le projet humaniste, pose deux problèmes. Le premier concerne l’illusion d’une possible « fabrication » de l’homme, ne laissant rien au hasard ; le second pose la question de savoir si un tel processus concerne les individus ou l’humanité toute entière. Fichte pense surmonter la difficulté par une théorie de l’intersubjectivité ; c’est la société en tant que libre interaction entre les individus qui constitue le milieu éducatif. Mais à partir des orientations qu’il développe dans les Discours, d’autres questions apparaissent : comment accorder le caractère « national » de l’éducation et sa visée universaliste (cosmopolitique) ? Sur quoi fonder l’unité de l’éducation nationale sinon sur celle de la langue, garantie de la continuité (substantielle) dans le temps de la communauté ? Pour éviter de dangereuses apories, J.-M. Lamarre suggère de penser « avec Fichte contre Fichte », l’éducation à partir d’un humanisme de l’intersubjectivité contre la tentation humaniste de faire l’homme nouveau.
Une inadaptation des programmes : L’éducation religieuse obligatoire en Grande-Bretagne, par John White (Université de Londres)
En Grande-Bretagne, la question d’une éducation humaniste passe par celle de l’éducation religieuse. Celle-ci est en effet devenue obligatoire en 1944 pour des raisons civiques afin de fortifier dans le peuple l’engagement moral et l’attachement à la démocratie. Dans les années 1990, de nouvelles directives officielles veulent apporter des arguments nouveaux en faveur de l’éducation religieuse dans des perspectives d’éducation morale, pour la défense des valeurs de respect, de dignité et de solidarité entre les hommes. J. White expose et analyse de façon critique ces nouvelles orientations ; il discute en particulier l’idée selon laquelle l’éducation morale « devrait » nécessairement avoir des bases religieuses dans une société aujourd’hui très largement sécularisée.
Un humanisme paradoxal, par Jean-Michel Besnier (Université de Compiègne)
La notion d’humanisme a subi au cours du XXe siècle des assauts critiques qui en rendent l’usage presque impossible. Que ce soit de la part de Lévi- Strauss, d’Adorno ou de Sartre, c’est l’idée d’une humanité conquérante, l’idée de progrès voire d’émancipation qui se trouvent dénoncées ou mises en doute. Mais s’il s’agit d’opposer à cela un nouvel humanisme puisant ses ressources dans une mystique ou un naturalisme naïfs, les dommages sont encore plus lourds. Selon J.-M. Besnier, l’issue ne peut être que paradoxale, faite de confiance en la raison humaine et sceptique sur ses capacités à transformer le monde et encore plus à transformer l’homme.
Plaidoyer pour un humanisme post-moderne, par Sophie Ernst (INRP)
Dans ses derniers écrits, T. Todorov s’éloigne de ses premières convictions structuralistes pour rendre à la littérature sa valeur profonde de formation. Mais il faut pour cela redéfinir la notion d’humanisme, en écartant successivement l’humanisme conservateur, l’humanisme scientiste, l’humanisme individualisme. Si une attitude humaniste demeure néanmoins possible, c’est à partir de l' »autonomie du je », de la « finalité du tu » et de l' »universalité des ils ». Sophie Ernst accompagne dans ces pages la réflexion de Todorov, met en doute la validité d’un humanisme des Droits de l’homme et souligne que l’humanisme se définit aussi, principalement peut- être, comme corpus et comme éducation.
Correspondance : La philosophie de l’éducation de langue allemande. Rupture avec l’Un : différence-pluralité-socialité, par Norbert Ricken (Université de Münster)
Dans la tradition de la philosophie allemande, le domaine est délimité d’un côté par l’idée d’une théorie générale (ou pédagogie générale) de l’éducation et de l’autre par la notion de Bildung comme formation du sujet culturel et social. Les années soixante voient l’éclatement du modèle unitaire sous la poussée des sciences sociales (de l’éducation) dans leur pluralité, mais la question philosophique reste posée. Le problème des quinze dernières années devient alors celui de la reconstruction du champ dans sa cohérence rationnelle, et cela dans trois directions : épistémologique, anthropologique et dans une perspective renouvelée de la Bildung. Aujourd’hui, les recherches sont multiples mais la question centrale est : comment et à quelles conditions est-il possible de penser les fondements culturels et sociaux de l’éducation sous le double constat, post-moderne, de la pluralité épistémologique et de la « mort de l’homme » ?