n°20 : Éducations américaines ?

Le Télémaque n°20 (2001/2)

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L’Amérique du Nord est devenue pour l’Europe un objet d’interrogations, toujours contrastées, suscitant admiration ou rejet selon les domaines et les périodes. Il s’agit toujours de la question du modèle et de là naissent nombre de malentendus. Le domaine de l’éducation n’échappe pas à cette problématique : pédagogie non directive, pédagogie par objectifs, etc., ont ainsi traversé l’Atlantique dans les années soixante-dix et quatre-vingt. Aujourd’hui, les questions se sont déplacées : elles concernent la réflexion sur la justice (l’équité) du système éducatif, le multiculturalisme, le problème de la communauté…, le modèle républicain de l’école s’en trouve ébranlé dans ses principes fondateurs : égalité et universalisme. Il s’agira dans ce dossier de faire connaître et d’étudier les philosophies politiques américaines, d’analyser les questions éducatives telles qu’elles y sont exposées. Il conviendra également de comprendre la « traduction » de ces philosophies dans les discussions françaises autour de l’école – en particulier en quoi ces philosophies alimentent le débat sur « les différences » et leur traitement dans l’espace public.

Ouverture, par Thomas Jefferson

Chronique morale : Littérature, libertinage et vérité, par Patrick Vauday (CIPH)

Que peut-on connaître d’un livre que l’on n’a pas encore ouvert ? Sans doute ce que nous en apporte l’opinion ; mais plus sûrement ce qu’en livre son titre qui désigne, concentre – à moins qu’il n’élide, dérobe. Mais encore plus, dans le cas de « Catherine M. », que nous annonce-t-on ? L’écriture nue viserait la mise à nu (de la vérité) du désir : naïveté, supercherie ou ready made ? Madame Bovary, est-ce bien « lui » ? Mais à quelles conditions ?

Poésie : Mystères de la pédagogie, par Andrea Zanzotto

Venu « d’assez loin », le poète est invité au centre de lecture. Il parle de Dante à des enfants bien attentifs. « Il n’est de lumière qui n’arrive ». La vieille institutrice, avisée, met à profit ses connaissances et veille. « Compris ? » N’est-ce pas. D’où vient le trouble ?

Dossier : Educations américaines ?

Présentation, par Pierre Statius et Hervé Touboul

L’école américaine entre excellence et égalité des chances, par Malie Montagutelli (Université de Paris VIII)

L’école américaine est, si l’on suit les analyses de l’auteur, structurée par l’alternative suivante : une orientation démocratique qui vise l’égalité des chances pour tous les écoliers ; la nécessité de la constitution des élites dans un monde où règnent la concurrence et la sélection. Ces deux options, sans être nécessairement en opposition, ouvrent néanmoins à des choix politiques fondamentaux qui ne s’harmonisent pas. D’où ce mouvement de balancier qui, selon les situations politiques, privilégient l’une ou l’autre tendance. On observe néanmoins, au delà de ces deux pôles idéologiques, un glissement progressif de l’école américaine vers un libéralisme scolaire qui sanctifie le marché.

Lectures d’un américain : Richard Rorty, par Brigitte Frelat-Kahn (IUFM de Paris)

Rorty est américain, l’américain est-il Rorty ? Pragmatiste, c’est-à-dire refusant le substantialisme et les dualismes de nature, Rorty récuse également la contrainte extérieure et transcendante et affirme le caractère contingent de tous nos points de départ. Se détachant par ce triple refus de la pensée abstraite européenne, Rorty défend à partir de là des positions modérées en matière politique et éducative.

L’élève et le citoyen, d’après John Dewey, par Joëlle Zask (EHESS)

La démocratie est pour Dewey un mode de vie de la personne. L’école est son commencement et sa condition de possibilité. Elle doit participer à l’intégration sociale tout en ouvrant à la nouveauté sans laquelle il ne peut même y avoir de démocratie. La socialisation, en effet, est individuation dans l’interaction avec le milieu, et apprendre tient dans le trouble devant une situation et dans la création qui le surmonte, allant du connu vers le nouveau.

Qu’est-ce qu’une « sphère » éducative : justice et éducation chez Michael Walzer, par Christian Lazerri (Université de Franche-Comté)

Il existe pour M. Walzer des sphères de justice et non pas une théorie de la justice qui par sa généralité ne peut que devenir formelle. La justice est alors l’acte qui, dans une sphère donnée, sous le consentement, rend à chacun ce qui lui est dû. L’éducation a sa sphère propre : égalité des élèves, savoirs de base, autonomie de la communauté éducative par rapport au monde environnant, autant d’éléments de justice qui semblent nécessiter un service public à la fois fort et tolérant. La sphère politique va-t-elle détruire alors la sphère éducative ? Pas nécessairement, car seulement l’interférence d’autres sphères dans la sphère politique peut supprimer l’indépendance de la sphère de justice en éducation.

Un certain attachement : citoyenneté culturelle et éducation, par Eric Dubreucq (IUFM de Basse-Normandie)

Étudier les relations de l’éducation et du multiculturalisme suppose de proposer une description des principaux ouvrages consacrés à cette question et aux modalités de leur importation en France, c’est-à-dire dans le cadre d’un affrontement entre « républicains » et « démocrates » qui ne s’identifie pas strictement à celui des libéraux et des communautariens. C’est dans ce dernier cadre que se situe en particulier l’ouvrage essentiel de W. Kymlicka, dont on examinera les lignes de force. La problématique multiculturaliste, ainsi définie, croise deux aspects du questionnement de l’école en France, celui des institutions et des principes qui les sous-tendent, d’une part, celui du type de sujet et d’identité que l’éducation doit prendre pour fin, d’autre part. Nous essaierons de préciser les problématisations sous- jacentes aux différentes positions françaises, ainsi que leurs relations à la philosophie multiculturaliste. Mais c’est en particulier sur la mise en question du type de sujet (sujet rationnel abstrait ou sujet culturel enraciné) que l’école doit faire émerger, et sur son rapport à la culture, que le problème est le plus intense : on examinera la figure de la citoyenneté démocratique proposée par W. Kymlicka à la réflexion du Conseil de l’Europe sur l’éducation à la citoyenneté.

Sur quelques résonances historiques dans la critique habermassienne de Rawls, par Stéphane Haber (Université de Franche-Comté)

Il est possible de trouver entre Habermas et Rawls, héritiers finalement l’un et l’autre de Hegel, un accord sur la définition de l’être juridique et politique modernes : il est une existence prise dans une communauté substantielle qui, effective, n’empêche pas mais permet la délibération rationnelle qui puisse la conforter. Pour Habermas, cependant, la position de Rawls reste trop formelle en proposant une définition idéelle et idéale de la justice opérant d’emblée une séparation entre l’économie et la politique. La thèse idéaliste du philosophe finit par se substituer aux contextes de vie où toujours est à l’oeuvre dans le langage, pour les hommes bien réels, une théologie de l’accord.

Face au conflit et à l’ambiguïté morale (présenté et traduit par Sylvie Bach), par David B. Wong (Université de Brandeis)

La pluralité des croyances dans une société multicuturelle conduit-elle inévitablement à l’intolérance ? A partir de l’analyse des conflits moraux, David Wong propose une autre attitude : celle de l' »accommodation ». A quelles conditions, d’abord, est-il possible de parler de conflit moral ? A l’intérieur d’une même société, croyances et principes moraux sont assez largement partagés et les oppositions n’apparaissent qu’à la marge ou dans l’appréciation de la façon dont il faut appliquer les principes. Souvent, on reconnaît qu’autrui développe des positions que l’on aurait pu développer soi-même – seulement, dans ces circonstances-ci, on n’a pas fait les mêmes choix : être attaché à l’idée de « raison commune » ne doit pas impliquer que l’on fasse tous tout le temps les mêmes choix. L’accommodation peut ainsi être en elle-même une fin morale : se montrer prêt à vivre avec les autres malgré des différences morales. Pour sortir d’une situation de conflit, alors, plutôt que de savoir qui a tort ou qui a raison, ne vaut-il pas mieux recourir à l' »arbitrage » qui vise la réconciliation plus que l’unité des pensées ? On peut bien sûr s’inscrire dans une autre tradition qui soumettrait la réconcilitation à la reconnaissance et l’acceptation d’une « règle » commune. Mais le principe de l’accommodation présente cet avantage de pouvoir être appliqué même si la divergence sur les principes est irréductible ; il est par ailleurs difficile d’accorder une grande valeur morale à l’accentuation des désaccords. L’analyse du cas du Japon montre qu’en fait les sociétés (ré)agissent bien de cette façon.

Étude : Débat sur l’école en Algérie, par Lamria Chetouani (IUFM de Bretagne, CNRS)

L’ampleur de l’échec scolaire, en Algérie, donne lieu, aujourd’hui, à des débats animés. L’étude du vocabulaire et de l’argumentation montre l’affrontement de deux systèmes de représentation sociale différents : l’un cultive la nostalgie et le conservatisme en défendant l’authenticité arabo- islamique et l’identité nationale ; et l’autre la modernité et l’ouverture au progrès et aux valeurs universelles. L’auteur montre en particulier toute l’ambiguïté de mots d’ordres comme arabisation, algérianisation, démocratisation, esprit scientifique qui marquent de façon récurrente les discours des réformes successives.