n°19 : Citoyen du monde

Le Télémaque n°19 (2001/1)

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L’expression « citoyen du monde » est belle, trop peut-être, à vouloir désigner une certaine nostalgie ou une impossibilité. Présente dès l’Antiquité, en particulier chez les stoïciens, elle trouve sa dimension moderne avec Kant : ne peut-elle aujourd’hui être pensée que sous la figure, économique et financière, de la mondialisation ? Certains auteurs contemporains, Hannah Arendt et Hans Jonas ou Nietzsche, plaidèrent pour une certaine responsabilité de tous et de chacun à l’égard de « notre » monde. D’autres relient la citoyenneté du monde à la reconnaissance d’une certaine diversité comme si la reconnaissance du divers suffisait à constituer l’expérience du monde. D’autres enfin la pensent dans l’assomption d’une certaine Loi, de certains idéaux régulateurs des pratiques humaines et qui vaudraient pour l’ensemble des peuples. L’hypothèse qui guide ici la réflexion serait la suivante : l’expression de « citoyen du monde » peut encore, sinon unifier, du moins rassembler et contribuer à donner sens à nombre de nos expériences et de nos engagements tant pratiques que théoriques, et dans le même mouvement, à penser plus nettement leurs limites.

Ouverture, par Roger-Pol Droit (CNRS)

Chronique morale, par Alain Vergnioux (Université de Caen)

L’école manifeste sa lumière, énonce et rend visible ; elle est aussi caverne obscure et son message se laisse difficilement déchiffrer. L’auteur commente ici librement un passage de Michel Serres où se rencontrent Gygès et sainte Bernadette.

Notion : Mondialisation, par Marie Cuillerai

La mondialisation traduit en français un terme américain : Globalization. La «globalisation», mot clé d’une culture d’entreprise non universalisable est généralement conçue comme une intégration internationale (une unification du monde) liant par l’échange économique, sans laisser de reste, les sociétés et les Etats. Traduire par «mondialisation», note in fine l’auteur, aide à prendre conscience de l’existence d’un reste : la politique à l’échelle universelle. L’argent mondial, comme celui du commerce entre les Cités au temps d’Aristote, affecte aujourd’hui les institutions politiques qui ont associé dans le cadre de l’Etat-nation la démocratie et l’économie de marché.

Dossier : Citoyen du monde

Présentation, par Hubert Vincent

La Panhumanité d’Empédocle, par Alain Vergnioux (Université de Caen)

La personnalité d’Empédocle concentre tous les aspects de l’épistèmè antique. Physicien, médecin, sage, prophète, politique, il assure aussi, avant Aristote, la synthèse entre les conceptions éléatique, héraclitéenne et pythagoricienne du monde. Si l’on peut voir dans ses poèmes une vision de l’unité de l’humanité, elle trouve son fondement dans la pensée de l’unité du cosmos : physique, cosmologique, biologique et divine – sous les concepts de l’harmonie et de la concorde.

Remarques sur les origines grecques du cosmopolitisme, par Jean-François Pradeau (Université Marc Bloch, Strasbourg)

Au-delà de son origine stoïcienne, c’est à la pensée commune des penseurs et philosophes grecs de l’antiquité qu’il faut rapporter la notion de cosmopolitisme. Tous partageaient en effet une référence constante, quoique très diversement interprétée, aux notions de loi naturelle et de kosmos. Le détour par cette origine grecque de la notion permet en outre de repérer à l’état naissant des conflits qui sont quasi les nôtres aujourd’hui entre deux façons de penser le cosmopolitisme.

La démocratie religieuse de Pierre Leroux, ou les Esséniens du monde, par Laurent Fedi (CNRS)

Pierre Leroux (1797-1871) a cherché, en tirant les conséquences de la Révolution française, à réunir en théorie l’homme et le citoyen. Refusant de disjoindre politique et religion, ce penseur de la «solidarité» pose le concept cosmopolitique de «Démocratie religieuse». Dans cette étude, on sollicite les textes de Leroux pour leur faire dire ce qui s’y trouve, sinon rigoureusement défini, du moins fortement pressenti : une citoyenneté étendue à l’Humanité, forme moderne, politique, de l’Essénianisme.

Positions politiques et perspective cosmopolitique chez Habermas, par Pierre Statius (IUFM de Franche-Comté)

Les derniers écrits de J. Habermas permettent de cerner les motifs qui nous imposent aujourd’hui une réflexion sur la citoyenneté du monde, à partir de Kant assurément, mais aussi bien en confrontant les exigences légitimes que celui-ci avait su poser aux données significatives de notre temps. Ils permettent également de prendre la mesure de certains embarras de cette réflexion, et à partir de là de reconstituer la logique des différentes positions en présence. Enfin, ils font comprendre le rôle clef de la construction européenne dans ces problèmes.

Entre république et démocratie : politique de Derrida, par Hervé Touboul (Université de Franche-Comté)

Entre démocratie et république, entre le souci du singulier et le souci de l’universel, entre l’attachement à ma langue et mon apprentissage des autres langues, entre mon individualité et la culture, la voie peut sembler étroite et périlleuse, comme s’il y avait à choisir ou à se défendre de choisir. En fait, pas exactement, et l’oeuvre de J. Derrida, – évoquée ici dans ses thèmes essentiels, mais aussi dans ses aspects qui touchent directement à la politique -, s’est constamment et rigoureusement tenu dans ces entre-deux, elle en a cherché les multiples passages par lesquels celui-ci ne cesse de se défaire et de se refaire, et ne cesse ainsi de provoquer la réflexion.

Hannah Arendt, l’éducation et la question du monde, par Philippe Foray (Université de Saint-Etienne)

Un certain nombre de thèmes de la philosophie de Hannah Arendt – essentiellement les thèmes du monde et de l’oeuvre, de l’éducation, des droits de l’homme et du communautarisme -, sont exposés ici de façon serrée et scrupuleuse. Cette lecture patiente a pour effet de montrer que les découpages si strictes de l’expérience auxquels cette philosophie procéda si souvent – opposant par exemple le monde de la culture et sa «durabilité» essentielle à la consommation ou au loisir – entretiennent des liens plus étroits qu’il n’y paraît à une première lecture, pour trouver, peut-être, dans l’horizon d’un «monde» des hommes leur problématique unité.

Délire et rêves dans la citoyenneté du monde, par Martine Meskel-Cresta (IUFM de Versailles)

La citoyenneté du monde, tel un Janus, présente bien deux visages, deux aspects. C’est tout d’abord avec les ressources de la psychanalyse que ces deux aspects sont interrogés et finalement saisis dans l’opposition du rêve d’une part, du délire d’autre part : croire à la citoyenneté du monde, vouloir y croire, sans doute oui ; mais y croire trop, s’y croire, ne va pas sans danger. Dans un second temps, et avec l’aide de K. Kraus, cette citoyenneté du monde est pensée comme fidélité à la langue et à sa loi, autant contre la prose journalistique qui finalement l’énerve et la vide, que contre les puristes qui sous prétexte d’en sauver l’essentiel, en perdent l’esprit.

Littérature et voix Tziganes, par Marie-Dominique Wicker (IUFM de Versailles)

Le peuple tsigane (cinquante millions dispersés dans tous les pays) offrirait-il une possible modalité de la citoyenneté du monde ? Il revendique auprès de l’O.N.U. la reconnaissance de «nation sans Etat». Les Gajé (les non-tsiganes) savent peu que les Roms, de tradition orale, ont fait leur entrée dans la littérature écrite et que leurs écrivains sont passeurs désormais de leurs valeurs fondatrices. C’est par le biais d’une certaine poétique des voix narratives qu’ils nous initient à tous les aspects de leur culture.

Étude : La conférence pédagogique : un idéal type de la République, par Hervé Terral (IUFM de Toulouse)

La conférence «pédagogique» trouve de lointains modèles dans les réunions savantes du XVIIIe siècle, les associations d’éducation populaire du XIXe, les «retraites» religieuses. D’abord conçue comme échange de points de vue entre les maîtres et consolidation de leurs savoirs, elle devint rapidement un moyen de contrôle aux mains des inspecteurs, puis de «normalisation» républicaine et laïque des instituteurs de la Troisième République. L’enseignement secondaire lui demeura toujours réfractaire ; elle constitua en revanche un instrument efficace de la constitution de la culture de l’école primaire.

Correspondance : L’éducation incessante : Philosophie et Pédagogie chez Jean-Marie Guyau, par Jordi Riba (Université de Gerone)

J.-M. Guyau est au carrefour de plusieurs époques. Sa brève existence (1854-1887) lui permit cependant de connaître le Second Empire, la Commune, l’invasion allemande, la progressive installation de la Troisième République. Héritier de Platon et de Kant, il subit aussi l’influence de Comte, Spencer, ou Nietzsche. Ses thèses sur l’éducation lui valurent une audience internationale : adossées à une philosophie morale, elles veulent faire la synthèse entre les idéaux classiques, les points de vue nouveaux de la sociologie spencérienne, les choix libertaires de Tostoï : un souci les rassemble, l’éducation doit permettre aux jeunes générations d’affronter dans les meilleures conditions un monde nouveau, complexe et difficile.