n°18 : Le travail

Le Télémaque n°18 (2000/2)

English version

 

 

 

Le travail apparaît dans le monde scolaire comme une exigence. Le vocabulaire dominant socialement n’est pourtant pas exactement celui-là : dans la société, actuellement, on parle plus volontiers de « trouver un emploi » que de « trouver du travail ». Quelle est au juste la différence d’un terme à l’autre ? Le dossier proposé partira de cette hypothèse : dans l’emploi, le travailleur est objectivité, dans le travail au contraire, le subjectif est en jeu. Mais si tel est bien le cas, une injonction au travail est-elle vraiment possible ou sensée ? D’une manière générale, qu’est-ce qui peut engager un travail ? Ce qui fait l’enjeu de ces questions, c’est en définitive la constitution du sujet.

Ouverture, par Jacques Rancière (Université Paris VIII)

Chronique morale, par Alain Vergnioux (Université de Caen)

À partir de quelques propositions de l’art contemporain, l’auteur explore ce que pourrait être une école qui ferait le choix de la modestie, de la banalité, ou du refus de travailler. C’est l’idée d’une école en tous points «déceptive», ou grise.

Notion : Les devoirs, par Hervé Touboul (IUFM de Caen/Basse-Normandie)

Mouvement d’une extériorité vers l’intériorité de l’élève, les devoirs sont nécessaires à l’étude non seulement comme acquisition de connaissances mais comme formation morale. Leurs vertus ne s’arrêtent cependant pas là : de ce que leur correction est différée dans le temps, ils appellent le recueillement de l’écriture ; forme atténuée du travail adulte, ils oeuvrent à la socialisation ouvrière de l’enfant ; ils l’inscrivent enfin dès son plus jeune âge dans l’univers de la dette.

Adresse, par Laurence Cornu (IUFM de Poitou-Charentes)

Dossier : Le travail

Présentation, par Pierre-Damien Huyghe (Université Paris I)

Note sur les économistes libéraux et le travail, par Maurice Andreu (Université Paris XII)

Pour justifier la séparation de l’économie et de la politique, les courants de la pensée économique libérale classiques (depuis Smith) et néoclassiques (depuis Weber) mettaient en avant la théorie de l’échange concurrentiel (la main invisible et l’équilibre général optimal). Quant au travail, après avoir été promu source et mesure des valeurs, il avait été relégué à une place secondaire parmi les facteurs de production. Depuis deux ou trois dizaines d’années, de nouveaux libéraux cherchent à démontrer que c’est dans l’organisation du travail que réside la supériorité de la propriété privée et des relations contractuelles, qui, avec la liberté des échanges, caractérisent le capitalisme. Notre époque serait-elle celle où le capital entend utiliser et exploiter les ressources du travail sur la base de la coopération volontaire des travailleurs ?

La philosophie du travail selon Georg Simmel, par Jean-Louis Vieillard-Baron (Université de Tours)

L’auteur présente la philosophie du travail élaborée par Georg Simmel (1858-1918). Cette philosophie est critique à l’égard de toute conception unitaire du travail. Elle étudie ce dernier de manière à en faire apparaître diverses modalités d’exercice. Cette méthode permet de sortir d’une conception strictement quantitative de la valeur et de distinguer au contraire des qualités de valeur. En conséquence, un travail ne vaut pas seulement par la dépense d’effort immédiat qu’il peut requérir, il intégrera aussi des valorisations antérieures à l’activité même. Ces valorisations sembleront être, par rapport à l’effort, de l’ordre d’un a priori social. Pourtant il y a bien du travail dont le besoin et la fonction relèvent d’une expérience sociale passée. Ce qui se manifeste ici, c’est que le travail échappe à son expérience immédiate : il vaut de façon médiate. La même thèse résulte d’une analyse de la culture. Ce que la culture retient n’est pas l’expérience subjective qui se dépense dans le moment. La culture est une objectivation du travail et c’est à la condition d’être objectivé que le travail peut figurer dans la culture. Toutefois cette liaison, comme le montre le cas de l’art, est susceptible de dynamisme.

Longtemps, je n’ai pas travaillé…, par Hubert Vincent (IUFM Nord/Pas de Calais)

Poussé par vagues successives, le texte tente de cerner les formes de travail qui sont celles de l’intellectuel aujourd’hui, enseignant et chercheur : préparer des cours, rédiger un article, «travailler pour soi», sans réussir à dissiper l’impression de travailler sur des «riens». L’analyse impose ainsi un certain nombre de questions qui resteront dispersées et sans réponse : qu’est-ce que le temps «libre» dont dispose un intellectuel ? Comment définir les «objets» sur lesquels il travaille ? Comment donner une raison sociale à cette sorte d’activités ? Que signifie l’exigence de compétence à laquelle tout travailleur de quelque dignité doit aujourd’hui répondre ?

Du corps et du tact : l’effort au travail, par Véronique Fabbri (CIPH)

Il existe une conception instrumentale de la technique où l’effort est valorisé comme intention et le travail dévalorisé parce que forcé. Cette conception a une histoire dont J.-P. Vernant a montré les premiers linéaments dans le passage de la Grèce archaïque à la Grèce classique. Elle correspond à la dissociation de la poièsis et de la praxis dont l’artisan a été en fait victime dans l’Antiquité. De là vient l’idée de la servilité du travail, idée généralisée par l’expérience moderne du travail et de la technique. L’auteur montre que selon cette idée l’effort est confondu avec la dépense d’une force et devient essentiellement peine. Pour sortir de cette conception, il ne faut pas seulement, comme c’est encore le cas chez Marx, envisager une libération du travail, mais penser que l’enjeu de toute existence n’est pas la réalisation d’une essence. L’effort alors sans obligation de finalité peut apparaître comme l’expression d’une intensité ou d’une puissance. On trouvera dans le domaine de la danse une analyse pratique de la diversité des intensités et rythmes gestuels par lesquels chacun se trouve actif ou auteur de ses gestes.

La résonance intérieure, par Pierre-Damien Huyghe (Université Paris I)

Evoquant un texte de Malevitch, l’auteur montre comment le travail se trouve généralement inséré dans une logique de la promesse. Cette logique fonde le rapport économique au travail et, au-delà, les conduites de régulation de l’existence. En ce sens, elle ne s’oppose pas seulement à l’historicité, elle retire aussi bien, de ce fait, sa valeur au présent. Les possibilités subjectives disparaissent dans une temporalité sans intensité. Dans un deuxième temps de son analyse, l’auteur montre que l’extension du principe économique est un fait moderne et social, cette dernière notion caractérisant des situations de faible présence à soi. Il y a lieu dès lors de s’interroger sur la pertinence d’une éducation qui serait vouée à la socialisation. Comment un moment d’attention à soi et au monde pourrait-il apparaître dans une telle perspective ?

Le travail de l’invention : Hanslick, Alain, Adorno, par Anne Boissière (Université Lille III)

Dans l’analyse musicale de Hanslick, que l’auteur oppose d’emblée à celle d’Adorno, on trouve une notion du travail comme modelage. Mais la primauté alors accordée à l’idée conduit à cantonner le faire dans une dépendance à l’égard du savoir. En conséquence ni l’invention ni même le travail formel de réalisation de l’?uvre ne sont véritablement considérés comme producteurs. Des remarques de Canguilhem d’abord, d’Alain surtout permettent de dégager une autre conception où, comme dans les arts plastiques, la matière parle. Cette conception met à l’écart les valeurs de l’intention : c’est énigmatiquement qu’une production est créatrice. Chez le sculpteur, la matière instruit la main. Comme dans le modelage en creux auquel procède le frappeur de médaille, l’effort consiste non pas à tirer une forme d’une matière, mais à pousser cette dernière en aveugle ou presque. Pour Alain comme pour Adorno, la matière est schématisante. Le travail formel s’étaye sur la plasticité du matériau, il ne vient pas de soi comme idée séparée. L’expression se produit elle-même dans cette formation plastique et se détermine par conséquent comme une action et un geste formels, non comme un contenu.

Sur l’individualisme politique de Célestin Freinet, par François Jacquet-Francillon (INRP)

Donner comme base au travail de la classe l’imprimerie, l’expression libre et le journal scolaire ne va pas sans de nombreuses ambiguïtés. F. Jacquet-Francillon montre que le modèle dont Freinet s’inspire est peut-être plus proche de l’individualisme des Lumières que de la culture ouvrière dont il se réclame aussi par ailleurs. Sur ce point, la pédagogie de Freinet s’inscrit dans une visée libertaire et libérale et, s’il y a émancipation, c’est celle de la personne privée. Pour autant, la correspondance scolaire et la «publication» des textes de chacun signifie aussi la création d’un espace public, où chacun, contre tout dogmatisme et toute autorité, peut s’exprimer et se confronter à autrui, adultes compris.

Comment travailler à l’adolescence quand penser devient douloureux, par Nicole Catheline (CHU-CHR Poitiers)

Avec l’entrée dans l’adolescence, les jeunes accèdent aussi à la pensée abstraite et réflexive qui fait vaciller les certitudes de l’enfance, découvrent en eux des affects nouveaux, doivent mettre en place de nouveaux systèmes relationnels au sein de la famille et avec leurs pairs. Ces tensions internes ne sont pas sans incidence ni difficultés dans leur relation aux tâches scolaires : régressions narcissiques, blocages intellectuels témoignent pour une situation où la pensée se manifeste comme «travail douloureux».

Document : La grève des écoliers, par Danièle Rancière

Nous republions ci-dessous un article de Danièle Rancière déjà paru à l’automne 1976 dans le numéro 3 de la revue Les Révoltes logiques. En remerciant l’auteur de nous avoir permis cette nouvelle publication, nous rendons également hommage au travail de l’époque. Dans son article, Danièle Rancière présentait et analysait, à partir de compte rendus de presse retrouvés par un docker de Hull, Dave Marson, un mouvement de grève d’écoliers survenu en Grande-Bretagne en 1911. Ce mouvement s’est trouvé curieusement occulté dans les archives. L’auteur caractérise cette occultation moins comme un fait de répression que comme un fait d’auto-censure de la mémoire populaire. La grève des écoliers de 1911 relève de ces formes de résistance qui ne font pas tradition. Il y a des gestes décalés des généalogies reconnues de la révolte. Pour que de tels gestes prennent place dans l’histoire, il ne faut pas tant transgresser une censure que pouvoir porter un regard nouveau sur la hiérarchie des événements.

Étude : Les métiers «impossibles», par Laurence Cornu (IUFM de Poitou-Charentes)

L’éducation vise un mieux mais sur la base d’un «moins bien». Pour qu’une éducation soit bonne, il faut une cité bonne – ce que précisément l’éducation se donne comme but. Aussi bien l’idée de vérité dans l’ordre de la connaissance que celle de modèle dans celui de la formation se trouvent invalidées par ce cercle logique. Laurence Cornu entrevoit deux issues à cette difficulté : penser l’éducation dans sa temporalité et faire confiance à la possibilité de la nouveauté ; penser l’éducation non dans les termes techniques d’une action sur des objets, mais d’actions entre des sujets.

Actualité : Le sens de l’école et la démocratie, par Philippe Foray (Université de Saint-Etienne)

Actualité : L’enseignement de la philosophie en France et en Italie, par Danielle Milhaud-Cappe (ENCPB)

Ce Colloque fut organisé par le Collège International de Philosophie avec la collaboration de l’Institut culturel italien les 3, 4, 5 mai 2000 à Paris. Trois journées d’information réciproque et de débats permirent de mieux cerner en quoi les deux systèmes institutionnels et pédagogiques s’écartent sur la conception de cet enseignement et la place qui lui est ménagée dans les programmes du secondaire. Occupant des positions symétriques, plus «problématisante» d’un côté, plus «historicisante» de l’autre, les deux traditions nourrirent des discussions fructueuses, sur les rapports de l’enseignement de la philosophie à l’histoire et à la politique en particulier.