n°15 : Enseigner les sciences

Le Télémaque n°15 (1999/1)

English version

 

 

 

La question a été posée une première fois en 1978 par un groupe d’enseignants et de chercheurs : Quelle éducation pour la société ?. Vingt ans plus tard, ce numéro propose une sorte de bilan. L’autorité des sciences (surtout des mathématiques) semble solidement assise sur le plan institutionnel (sélection des élites), épistémologique (leur rapport à la raison et à la vérité), social et politique (le rôle grandissant des experts). Elles sont cependant mises en doute, contestées et leur enseignement rencontre des difficultés grandissantes. Le dossier s’ouvre par une table ronde présentant quelques grandes questions, se poursuit avec des analyses concernant l’enseignement des sciences expérimentales, de la technologie et des mathématiques, et, au titre de la mémoire, propose des textes de La Chalotais en 1763 et de Charles Flahault en 1901 qui n’ont rien perdu de leur actualité. Un article sur le jeu, une analyse originale de l’œuvre de G. Bachelard, une correspondance de Grande-Bretagne et d’importantes notes de lecture complètent le numéro.

Ouverture, par Daniel Parrochia

Éléments de lexique, par Daniel Hameline (Université de Genève)

Dans ce troisième volet de son vademecum lexical à l’usage des apprentis formateurs, D. Hameline nous invite à de subtiles et nécessaires distinctions entre processus, procédures et procédés. Ne nous y trompons pas. Derrière le « jeu » des mots, l’usage des termes du langage recèle d’importants enjeux de signification ; il y va de la réduction des personnes à des fonctions et des pratiques de formation à la maîtrise technique.

Notion : Le Jeu, par Dominique Ottavi (IUFM de Versailles)

La progressive disparition des jeux traditionnels – ritualisés mais laissant une place à l’improvisation – ouvre un espace nouveau à partir du XIXe siècle à l’intervention du pédagogue et à l’invention des jeux éducatifs. Les voies de cette évolution sont cependant diverses : Pestalozzi trouve dans le jeu un lieu privilégié d’exploration du monde ; Frébel préconise un matériel éducatif propre à développer les capacités de l’enfant ; dans une perspective darwinienne, Groos propose une classification biologique des jeux. Mais les évolutions n’ont pas cessé : à quelles conditions aujourd’hui le jeu peut-il encore être éducatif ? Peut-être en offrant une solution douce à l’antinomie freudienne : entrer dans des règles et satisfaire au principe de plaisir.

Dossier : Enseigner les sciences

Introduction, par Alain Vergnioux (Université de Caen)

« On a déjà tout préparé » (table ronde), par Pierre-Damien Huyghe, Brigitte Frelat-Kahn, Alain Vergnioux et Hubert Vincent

Le rapport ambigu des mathématiques aux sciences expérimentales, épistémologiquement et pédagogiquement ; la place des sciences dans la sélection des élites et dans leur finalités d’utilité sociale ; la relation des sciences à la technique : voici quelques-unes des questions abordées dans cette table ronde. Mais il s’agit aussi des rapports de la pensée au monde et à la vérité, de la place respective des sciences et des arts dans la culture, de la rationalité et de l’ordre, du rapport au temps des apprentissages, toutes considérations qui concernent au plus près la réflexion sur l’enseignement des sciences, dans ses contenus, dans ses finalités et dans ses méthodes.

Quelle éducation scientifique pour quelle société ? Vingt ans après …, par André Giordan (Université de Genève)

L’enseignement des sciences est dogmatique, sclérosé, pratiquement inefficace, épistémologiquement erroné : le bilan dressé en 1978 est sévère. Un certain nombre de propositions innovantes à l’époque sont maintenant banalisées : ouverture méthodologique, priorité à la démarche, prise en compte de l’élève. A. Giordan fait retour sur cette histoire, montre les limites de cette « révolution » pédagogique et indique les nouveaux problèmes que les développements de la science pose aujourd’hui aux sociétés et aux politiques d’éducation.

La part de l’éducation technologique, par Jean-Louis Martinand (ENS de Cachan)

L’éducation scientifique doit-elle s’intéresser à l’appropriation pratique des techniques ? En vingt ans une nouvelle discipline s’est installée au Collège, la technologie, à laquelle J.-L. Martinand reconnaît quatre missions : constituer un appui concret pour les démarches d’orientation, apporter les connaissances nécessaires à la compréhension du monde technique, composante fondamentale des actuelles sociétés, assurer la maîtrise de l’ordinateur et développer une pédagogie de l’action à travers la réalisation.

Une sociologie de l’enseignement des mathématiques, par Patrick Trabal (Université Paris X)

L’enseignement des mathématiques suscite des réactions contradictoires ; elles sont le « cauchemar » des élèves qui acceptent par ailleurs leur valeur de formation et de sélection. L’auteur montre que les mathématiques sont l’objet d’une double perception, celle d’une pure rationalité ou celle d’un simple formalisme. Arbitraire culturel, violence symbolique, fonction de sélection, les mathématiques n’échappent pas à la critique sociologique ; la légitimité de cet enseignement semble cependant solidement assise sur l’autorité institutionnelle de la discipline et de ses porte parole, comme sur son autorité épistémologique. Est-il possible de continuer à enseigner les mathématiques et à quelles conditions ? P. Trabal distingue trois attitudes possibles chez l’enseignant et indique que la question n’est pas seulement de pédagogie mais renvoie au statut et aux représentations sociales de la science.

Pourquoi faire encore des mathématiques à l’école ?, par Gérard Sensevy (IUFM de Bretagne) et Alain Mercier (IUFM d’Aix-Marseille)

Tour à tour, les savoirs enseignés à l’école « vieillissent », disparaissent des programmes et entraînent avec eux des savoirs voisins pour laisser la place à de nouveaux savoirs de telle sorte que la logique d’ensemble d’un curriculum s’évanouit. Les mathématiques n’échappent pas à ce phénomène et le sens de leur enseignement s’effondre. Comment en rétablir la cohérence ? Par la re-définition publique de leurs finalités. G. Sensevy distingue ici quatre sortes de raisons : leur puissance de modélisation, de compréhension du monde et de discussion critique de la preuve, in fine leur capacité d’éducation à la démocratie.

 « Réflexions d’un naturaliste au début du siècle sur l’enseignement des sciences » de Charles Flahault, par Anne-Marie Drouin-Hans (Université de Bourgogne) et Jean-Marc Drouin (Centre Koyré, MNHN)

La science analyse ses objets dans leurs moindres détails, catégorise, classe, mais dans cette démarche d’abstraction conceptuelle la connaissance « réelle » disparaît. « Les jeunes gens qui nous viennent ont tout appris mais ils ne savent rien par eux-mêmes », notait C. Flahault en 1901, ajoutant qu’un de ses brillants étudiants de botanique avouait ne pas savoir distinguer un arbre d’un autre ! La pédagogie doit donc développer un autre programme : s’appuyer sur l’observation concrète des êtres les plus simples et sur les questions qu’elle soulève, puis faire marcher du même pas le travail du laboratoire et les promenades dans la nature.

Étude : Formation et modernité chez Bachelard : entre la joie d’apprendre et le bonheur d’habiter, par Michel Fabre (Université de Nantes)

La philosophie bachelardienne s’organise selon deux axes, l’un épistémologique, l’autre poétique. Sont-ils antagonistes ? Le domaine de l’éducation montre au contraire leur dialectique cohérence. Le cogito du penseur se déploie dans trois dimensions : la phénoménologie husserlienne héritière de Descartes, la psychanalyse freudienne, la philosophie du concept de Cavaillès. Le cogito de la rêverie trouve sa place entre psychanalyse et promotion phénoménologique des images, biographie et cosmologie. Les analyses de Michel Fabre éclairent de façon subtile les échanges entrecroisés entre les deux thématiques et introduisent à une critique moderne de la modernité.

Pratiques : « Les récréations physiques » de La Chalotais, par Alain Vergnioux (Université de Caen)

L’étonnement, l’admiration de la nature mis au service des études scientifiques, telle était en 1763 la thèse de La Chalotais dans son Essai d’éducation nationale. Les enfants ont des yeux, de la mémoire, de la curiosité, mais aussi de grandes capacités de compréhension : admiration et récréation ne doivent en effet rien céder aux exigences d’exactitude de la raison.

Correspondance : La philosophie de l’éducation en Grande Bretagne : dimensions politiques, par John White (Université de Londres)

L’histoire de la philosophie de l’éducation en Grande-Bretagne se divise en trois périodes. Dans les années soixante elle doit d’abord s’imposer à l’université comme une discipline à part entière et approfondir ses concepts de base. Dans la deuxième phase, la réflexion se développe en direction des problèmes pratiques de l’enseignement et surtout, dans le champ politique, sur les fondements d’une éducation libérale et démocratique confrontée aux problèmes soulevés par le multiculturalisme et le communautarisme. La troisième phase ajoute aux préoccupations précédentes des échanges internationaux dont la richesse ne cesse de se développer et à partir des années quatre-vingts la participation des philosophes de l’éducation aux politiques d’élaboration des programmes.