n°14 : Justice et Laïcité

Le Télémaque n°14 (1998/2)

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Longtemps la laïcité fut indifférente à la question sociale. Pour l’école de Jules Ferry solidement arrimée aux principes de l’université républicaine, accueillir les enfants en toute égalité signifiait, d’une part, ne pas tenir compte des différences de convictions ou de croyances qui pouvaient séparer les familles et, d’autre part, affirmer leur droit égal à l’instruction. Mais l’universalisme rationaliste de l’école laïque est souvent oublieux de ses propres conditions d’accès ; nous savons bien aujourd’hui que les enfants n’abordent pas la scolarisation avec des chances égales de réussite et que l’école elle-même est productrice d’inégalités. Le dossier proposé entend revisiter la laïcité à la lumière de la notion de justice. Au fil des articles, John Rawls, Tocqueville, Hannah Arendt sont tour à tour sollicités pour repenser les liens unissant la notion de laïcité à celles d’équité, d’espace public et de démocratie, d’individuation des sujets et de rapport à la connaissance. Ajoutons que cette livraison comprend la traduction inédite en France d’un important article d’Israel Scheffler, professeur émérite à l’Université d’Harvard, où il enseigna la philosophie de l’éducation de 1952 à 1992.

Ouverture : Laïcité à rebours ?, par Joël Roman (Revue Esprit)

Éléments de lexique, par Daniel Hameline (Université de Genève)

Au cours de l’année universitaire 1991-1992, Daniel Hameline, aujourd’hui professeur honoraire de l’Université de Genève, partageait avec d’autres, au sein de cette université, la responsabilité de la première année du Certificat de formation continue pour formateurs d’adultes (Cefa). Il rédigea à l’intention des étudiant(e)s de ce certificat, praticien(ne)s confirmé(e)s de la formation, des éléments de Mexique. Après avoir caractérisé, non sans humour, dans le numéro précédent, les traits très particuliers du « parler de la formation » , il aborde maintenant l’analyse de la notion de « méthode », en particulier « pédagogique ».

Notion : La récompense, par Alain Vergnioux (Université de Caen)

La récompense s’inscrit dans la logique du don et du contre-don mais en même temps s’en détache. Les analyses qui suivent montrent que son sens effectif réside dans une sorte de désintéressement visant le sujet lui-même comme valeur, que ce soit dans la sphère de l’école ou dans l’espace public de la démocratie. Les analyses de Greimas sur le conte viennent conforter cette hypothèse comme celles, anciennes, de Sénèque montrant que le bienfait vaut avant tout comme signe et trouve sa raison dans l’exercice d’une volonté bonne.

Dossier : Justice et laïcité

Introduction : Laïcité et justice sociale, par Brigitte Frelat-Kahn (IUFM de Paris) et Hubert Vincent (IUFM de Versailles)

La laïcité entre la philosophie et l’histoire, par Pierre Kahn (IUFM de Versailles)

Deux écueils doivent être évités : la réduction de l’idée laïque à ses conditions d’émergence, et une approche platonicienne de la laïcité qui la considère comme une essence qui « communique » avec l’essence de la république et l’essence de l’école, les lois Ferry ayant ce privilège d’incarner cette triade intelligible. La laïcité doit être abordée telle qu’elle existe, comme une forme historique déterminée du droit. De cette forme historique peut néanmoins se dégager un certains nombre de conditions qui en fondent la légitimité. Mais ces engagements philosophiques relatifs à l’autonomie de la raison, à l’autonomie du politique et aux droits de l’homme dans leur universalité même, ouvrent pour l’espace démocratique plusieurs institutions possibles. La laïcité française a été l’une d’elle et telle est la raison a posteriori qui justifie aujourd’hui encore le combat laïque : la laïcité est un moyen dont la vie démocratique est la fin.

Hannah Arendt, par Marie-Claire Caloz-Tschopp (Université de Genève)

Citoyenneté et éducation : le « droit d’avoir des droits » dans la philosophie politique de Hannah Arendt envisage l’éducation en termes de rupture entre tradition et modernité ; aussi importe-t-il pour elle que l’éducation soit conservatrice : elle « préserve ce qui est neuf et révolutionnaire dans chaque enfant » . L’éducation l’installe dans la brèche entre passé et futur « un étrange entre-deux qui s’insère parfois dans le temps historique » , source d’espoir et possibilité d’exercice de la pensée et de l’action. C’est bien parce que l’éducation est à penser dans le pouvoir de la liberté humaine et la possibilité d’un nouveau commencement qu’une réflexion sur le droit d’avoir des droits est capitale. Le droit d’avoir des droits est l’assurance de disposer d’une place dans une communauté organisée et donc dans le monde, pour agir et exprimer librement ses opinions, c’est-à-dire une pensée partagée et débattue dans l’espace public. Le rôle de l’éducation est à concevoir dans ce mouvement de construction incessante de l’espace public.

La question de l’éducation à l’aube des temps démocratiques : l’analyse de Tocqueville, par Philippe Foray (Université de Saint-Etienne)

Tocqueville n’aborde nulle part dans son oeuvre la question de l’éducation, il n’en a jamais fait un thème spécifique, mais sa théorie de la démocratie lui ménage une place décisive et cela sur deux points. Les sociétés démocratiques présentent deux caractérisitiques essentielles : l’égalité des conditions et l’individualisme. L’auteur montre que sur le premier point, l’éducation a pour tâche de répartir les places sociales en fonction des compétences et des mérites qu’elle permet d’acquérir. Sur le second point, si elle est placée sous le contrôle de l’État, l’éducation protège la personne contre toute tyrannie et jette les fondements du lien social. Les analyses de P. Foray montrent que la vision tocquevillienne permet de satisfaire la double exigence paradoxale des sociétés modernes à l’égard de l’école : promouvoir l’individuation et l’appartenance collective.

Intérêt, justice, laïcité, par Denis Meuret (IUFM de Bretagne)

Aller au bout de l’idée de laïcité suppose que l’on se déprenne d’une contre-dépendance à l’égard du modèle religieux pour penser un modèle « politique » dans lequel l’école puisse trouver sa légitimité dans l’établissement d’une coopération sociale d’individus libres et égaux. L’excellence dans le modèle traditionnel français a pris la place de la sainteté dans la religion catholique et la question de la justice du système éducatif a été exclusivement ramenée à celle des inégalités sociales d’accès aux sommets du système scolaire. Dans le modèle « politique », selon une perspective empruntée à Rawls, la justice exige surtout que le système éducatif donne à chacun des chances de mener une vie que sur la base d’un jugement informé, raisonnable et rationnel, il puisse trouver bonne. Le mérite cesse alors d’être le principe de justice cardinal, et l’accès aux sommets scolaires l’objet unique de la justice. En revanche, l’égalité de la quantité des ressources éducatives reçues par chacun, celle de leur qualité, l’égalité des compétences acquises et celle des possibilités de les utiliser deviennent des critères de justice importants.

L’équité en système ouvert, par Gérard Wormser (ENS de Fontenay/Saint-Cloud)

Le système éducatif français avait pensé préserver son homogénéité dans une société peu ouverte sur l’extérieur et faiblement concurrentielle. Ce système entre en crise quand la prolongation des études n’est plus liée à l’espoir d’un progrès des conditions de vie personnelles et que les distinctions scolaires génèrent une extrême différenciation des destins individuels sans créer de dette de la part de ceux qui en bénéficient à l’égard des autres. Parce qu’une telle évolution mine le contrat social, tout ce qui contribue à rendre le système plus transparent et plus aisé à manipuler pour ses acteurs et usagers est favorable à l’équité. Ainsi dans un système ouvert l’importance des représentations extra-scolaires dont l’école sera saisie ne peut que croître. L’école ne peut faire l’économie de la complexité qui structure les collectivités contemporaines. Elle doit ainsi reconnaître qu’elle ne peut évoluer qu’en accroissant ses capacités d’autoorganisation : le partage des savoirs est une expression dont il faut mesurer toute l’importance : la complexité commence par une inflexion vers la responsabilité.

Étude : Modèles philosophiques de l’enseignement, par Israël Scheffler (Université de Harvard)

Les interrogations sur l’enseignement peuvent être ramenées à trois principales : quelle sorte d’enseignement ai-je pour finalité de réussir ? En quoi consiste vraiment un tel enseignement ? Que pourrais-je faire pour que cela réussisse ? Elles sont susceptibles d’être examinées à trois niveaux : normatif, épistémologique et empirique. I. Scheffler se propose de les traiter de façon indirecte en discutant de façon critique trois modèles éducatifs : celui de l’impression, celui de l’illumination et celui de la règle ; organisant des confrontations détaillées entre Locke, Augustin et Kant il montre les atouts et la pertinence, les défauts et les limites de leurs différentes conceptions.

Correspondance : La raison et la décision, par Francisco Naishtat (Université de Buenos Aires)

La finitude de la raison soumet l’action humaine au double impératif du choix et de la décision. L’auteur montre que ratio s’aligne sur le modèle mathématique et vise à l’universalité de la pensée, laissant dans la diversité du réel, la libre incertitude de la l’esprit, mens, dont la détermination est le corps. Agir, alors, demande la décision, c’est à dire, de trancher entre plusieurs chemins, non pas dans la clarté géométrique d’un jardin à la Française, mais dans l’obscure hésitation de la durée, La raison et la décision.