n°48 : Distance et médiations

Le Télémaque n°48 (2015/2)

Lien 

English version

 

Le dossier s’organise autour de deux notions, celles de « distance » et de « médiation », comme des conditions nécessaires à la compréhension de soi-même et de l’autre, en particulier dans l’analyse des situations éducatives, ou plus généralement culturelles et sociales, qu’elles soient ou non conflictuelles. La mise à distance intervient comme antidote au désir et à la violence mimétique (qui nourrissent racisme et xénophobie) et imaginer, mettre en place des médiations permet le décentrement nécessaire à la compréhension, l’entraide et la coopération.

Ouverture, par Benjamin Constant

Chronique morale : Où mène l’enseignement classique, par Anton Tchekov

Anton Tchekhov est né à Taganrog près du lac d’Azov dans un milieu pauvre ; son père tient une petite épicerie mais il fera faillite, ce qui obligera la famille à émigrer à Moscou ; c’est une homme violent et tyrannique, qui bat ses enfants mais qui tient à leur donner une bonne éducation. Aussi le jeune garçon suit-il les cours du collège, réussit à terminer ses études et obtient une bourse pour entrer à l’université de médecine. C’est pendant cette période que pour gagner un peu d’argent il écrit et propose aux journaux de petits récits, tirés de son observation humoristique et sarcastique de la vie quotidienne. Le récit qui suit est au nombre de ces toutes premières nouvelles : sa mise en scène de l’examen de grec n’a rien perdu de son actualité.

Notion : Archéologie, par Luca Paltrinieri (Université Paris 8)

Après avoir rappelé la variété des significations de la notion chez Foucault, l’article fait retour sur ses usages antérieurs, chez Kant d’abord au sens d’une histoire de l’archè de la philosophie puis Martial Guéroult avec l’idée de dianoématique, mais aussi chez Husserl et Merleau-Ponty, chez Sartre et Canguilhem, chez Freud et Lévi-Strauss… De cet héritage multiple, Foucault est en un sens l’héritier mais il innove aussi de façon radicale en privilégiant le concept d’une archéologie « horizontale » qui soit une « science de l’archive ».

Dossier : Distance, médiations

Présentation, par Alain Vergnioux (Université de Caen)

Le défi de la foi : la raison étrangère à elle-même ?, par Roger Monjo (Université de Montpellier 3)

En faisant appel à la notion de société post-séculière pour mettre en perspective historique le moment contemporain marqué par un retour du religieux, Habermas fait-il, au fond, le constat d’un échec, au moins provisoire, du processus de la sécularisation qui a affecté les sociétés occidentales depuis le début des Temps Modernes ? Ou bien, ne signale-t-il pas plutôt une sorte d’approfondissement de ce mouvement par le franchissement du cap de la réflexion, marqué par une réorganisation des rapports entre foi et raison ? Mais, dans ce cas, qu’en est-il alors, aujourd’hui, de la portée et de la légitimité du principe de laïcité dont on avait pu faire un point d’aboutissement de cette histoire de la modernité ?

Vivre en étranger dans le monde ?, par Eric Dubreucq (Université de Franche-Comté)

Une mise en perspective archéologique des figures de l’étranger qui, au cours des siècles, se sont accumulés dans notre culture, permet de détecter trois grandes strates. Les deux premières, présentes dans la controverse opposant Plotin aux gnostiques, opposent à la valorisation d’une figure de l’étranger refusant le monde et cherchant son salut dans une communauté séparée celle d’un homme habitant un monde organisé par l’aspiration de son existence sensible à une communauté idéale et universelle, fondant ici bas son existence pleine et entière. À cette problématisation ancienne vient s’ajouter, à l’entrée des temps modernes, la figure pascalienne de l’égarement, c’est-à-dire de l’intériorisation de l' »estrangement » de la nature humaine comme condition de la fondation et de l’organisation de sa présence dans le monde. Dans ce nouveau rapport à soi, l’opposition archaïque de la communauté séparée et de la communauté universelle cède le pas à la prise en charge d’une étrangeté constitutive des individus peuplant un monde commun.

En quête des raisons de l’autre, par Christine Bouissou (Université Paris 8)

Ce texte est une réflexion sur les questions d’émancipation vis-à-vis des ancrages normatifs et d’altération des espaces symboliques. L’étude porte sur un reportage radiophonique au cours duquel des jeunes filles, vivant dans une banlieue francilienne, se présentent et mettent leur vie en récit. Si l’on saisit d’abord seulement des considérations anecdotiques, une autre écoute est possible. Etayée notamment par les travaux philosophiques sur le rapport à l’enfance dans le monde contemporain et par l’approche psychanalytique et littéraire de J. Kristeva notamment, l’analyse permet d’avancer quelques pistes concernant la manière dont on peut comprendre et aider à l’émancipation, par le travail psychique de questionnement, de mise en crise des standards sémantiques dont les sujets – ici des femmes – s’autorisent. La mobilité, la plasticité psychique sont des signes de solidité interne, permettant une normativité non crispée mais en travail, une raison non dogmatique mais inscrite dans le collectif et intégrative de l’altérité/adversité.

L’éducation scolaire confrontée au regard des familles ?, par Vincent Lorius

Les familles sont souvent considérées démissionnaires et/ou intrusives par les acteurs scolaires. L’auteur tente de comprendre comment dépasser ce dualisme qui place les parents dans l’éloignement de l’école et propose alors un argumentaire en trois temps. Pourquoi faire de l’éducation scolaire aujourd’hui un travail relevant des acteurs de l’institution conduit inéluctablement à la confrontation des éducateurs à la diversité des conceptions scolaires des familles. Ensuite, à partir de la lettre XXX des Lettres Persanes de Montesquieu, il défend successivement deux idées 1/ l’importance d’une approche imaginative des relations parents école 2/ l’intérêt d’une éthique professionnelle minimaliste, basée sur la possibilité de la non nuisance comme condition de la coopération avec les parents. La thèse est que ni les origines de l’école (qui s’est construite en mettant les familles à l’écart), ni le paradigme dominant de faire adhérer les familles aux dispositions scolaires, ne permettent de transformer l’écart entre les points de vue familiaux et scolaires pour une meilleure prise en charge éducative.

Quand le care rapproche ce qu’en éducation la compétence éloigne, par Pierre Usclat (Université Catholique de l’Ouest)

Cet article propose une critique de la professionnalisation enseignante que les textes officiels actuels définissent sous le prisme de la compétence. Cette critique a pour point d’orgue la séparation et la mise à distance de l’enseignant et de l’élève pour obtenir d’eux une production rationalisée. Or une approche ergologique de la situation éducative fait apparaître, pour l’enseignant et l’élève, leur proximité dans les décalages qu’ils opèrent par rapport aux injonctions auxquelles ils sont soumis. Se pose dès lors la question d’un agir pédagogique mettant l’accent sur ce qu’ils partagent, en présence l’un de l’autre et qui, sensible à la singularité et à la différence de chacun, les relie à partir des quatre phases d’une action de care.

Étude : Les « vertus épistémiques » : un champ de problèmes crucial pour les sciences de l’éducation, par Sébastien Charbonnier (Université de Lille 3)

Depuis une vingtaine d’années, un champ nouveau de problèmes émerge dans la recherche philosophique anglophone : l’épistémologie des vertus (virtue epistemology). Il s’agit de questionner le problème des qualités personnelles nécessaires pour parvenir au vrai, ou du moins pour effectuer une recherche intellectuelle. De tels problèmes transversaux entre l’épistémologie et l’éthique concernent directement les problèmes éducatifs et pédagogiques. S’y déploie un véritable trésor conceptuel que la recherche en sciences de l’éducation gagnerait à connaître : nombre de faux problèmes et de débats stériles s’écroulent lorsqu’on ne considère plus séparément les questions épistémiques (conditions de compréhension rationnelle d’une idée par un individu) et les questions éthiques (conditions émotionnelles et affectives qui permettent une disposition favorable aux apprentissages – qui supposent capacité à s’étonner, patience, écoute de l’autre, etc.).

Étude : Dialogues de la personnalisation. Une pensée de l’éducation à partir de Philippe Malrieu, par Sylvain Fabre

La lecture de l’œuvre de Philippe Malrieu éclaire les dynamiques éducatives en en montrant la double logique, de socialisation et de personnalisation. Pour l’auteur, le sujet se développe sous le double effet des influences biologiques et sociales, et du travail d’unification de ces influences qui caractérise la personne. Le rôle du conflit et l’importance des émotions sont donc reconnues comme résultant de ces tensions : si le conflit peut empêcher le développement, il est aussi source d’un joie fondée sur la découverte des possibilités qu’ouvre la culture, ainsi que sur le sentiment du pouvoir sur soi. Dans ce processus, l’Ecole occupe un rôle spécifique, complémentaire à celui des familles. En alliant psychologie et philosophie, par une « psychologie des philosophes », l’étude contribue à éclairer le sens de l’action enseignante, en permettant la compréhension de la singularité des situations au regard des finalités éducatives.