n°52 : Lumières juives et éducation

Le Télémaque n°52 (2017/2)

 

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Le thème du dossier de ce numéro est original et rarement traité : Lumières juives et  éducation. Ce dossier  fait le choix pour cette question complexe de couvrir un large  prisme historique depuis l’époque médiévale jusqu’à l’époque contemporaine.  Il entend croiser les approches comme les disciplines. L’expression même de « Lumières juives » met d’emblée en tension l’ouverture à l’universel et l’ancrage dans le particulier : comment comprendre que les « lumières » universelles de l’esprit puissent être marquées du sceau de la singularité « juive » ? Ces considérations permettent de saisir ce qui anime certaines stratégies pédagogiques et éducatives particulièrement originales.

Ouverture

Chronique morale : Questions à l’anti-humanisme de Claude Lévi-Strauss, par François JACQUET-FRANCILLON

À plusieurs reprises, Claude Lévi-Strauss a produit une critique très sévère de l’éthique humaniste issue de la Renaissance, qu’il accuse d’être à l’origine des camps nazis. Cette théorie étrange se fonde sur l’idée que l’humanisme a donné de l’homme une définition fallacieuse, qui aurait abouti à séparer l’homme de la nature, et par conséquent à séparer certains hommes des autres hommes. On s’efforce ici d’analyser les présupposés de cette thèse, et d’indiquer les voies de sa possible contestation.

Notion : Socialisation, par Éric DUBREUCQ

La notion de socialisation, formulée en définition de l’éducation, apparaît vers 1900 chez Durkheim. Elle fait l’objet, dans les années 1920-1930, chez Piaget et Cousinet, ainsi que dans les conceptions de l’“éducation nouvelle”, d’une reprise critique, qui hérite de cette idée et la modifie. Esquisser cette histoire et cette généalogie conduit à discerner au centre de cette problématisation la question du pouvoir éducatif, du pouvoir magistral à instaurer, mais aussi à limiter, et celle du pouvoir de l’enfant, qu’il s’agit de cultiver, mais aussi de diriger.

Dossier : Lumières juives et éducation

Présentation, par Sophie NORDMANN

Lumières juives médiévales : s’éduquer à l’épreuve du texte, par David LEMLER

Selon Leo Strauss, les « Lumières médiévales » se distingueraient des Lumières modernes par leur élitisme intellectuel. Elles réservent le savoir à une certaine catégorie de lecture par le biais d’une écriture ésotérique. Or les Lumières juives médiévales se caractérisent précisément par le fait que, malgré cette anthropologie élitiste, elles se sont paradoxalement efforcées de diffuser le savoir philosophique auprès des non-philosophes. Il en découle une théorie spécifique de l’éducation dans laquelle l’effort à consentir pour traverser le voile de l’écriture est le moyen d’une subjectivation de la vérité. Une telle théorie donne son sens à la centralité de l’étude dans la vie juive, une vie consacrée à l’éducation des autres, mais aussi de soi-même à l’épreuve des textes.

Judaïsme et entrée dans la modernité : le projet de l’Alliance israélite universelle, par Valérie ASSAN

Fondée à Paris en 1860, l’Alliance israélite universelle fut le premier organisme transnational d’aide aux Juifs opprimés. Si son objectif était politique (lutter contre les discriminations contre la minorité juive et favoriser son intégration sociale), son principal moyen d’action fut l’éducation. Son réseau scolaire, qui s’étendait du Maroc à l’Iran, fut à son apogée à la veille de la Première Guerre mondiale. Dans cet article, qui s’appuie sur l’historiographie récente, on revient sur l’héritage de la Haskala et de l’esprit des Lumières dans l’idéologie et l’action de l’AIU et sur les ambiguïtés de la mise en œuvre de son programme de « régénération » des Juifs d’Orient.

La “libre maison d’étude juive” (freies jüdisches Lehrhaus) de Franz Rosenzweig, par Gilles HANUS

La Libre maison d’étude juive (Freies jüdisches Lehrhaus) qui ouvrit ses portes à Francfort le 17 octobre 1920 sous la direction de Franz Rosenzweig fut l’une des expériences d’enseignement les plus intéressantes de l’histoire moderne du judaïsme allemand, tant par la qualité de ses intervenants que par les pratiques qu’elle s’efforçait de mettre en œuvre. Résultat d’une longue réflexion de Rosenzweig sur les moyens permettant de susciter une vie juive intense face à la dilution assimilatrice, au libéralisme religieux, à la néo-orthodoxie et au rêve sioniste, elle avait pour vocation de renouveler profondément l’étude, cœur de la vie et du monde juifs. Notre article s’efforcera de synthétiser son histoire, ses pratiques et d’en tirer si possible des pistes de réflexion sur l’enseignement en général.

De la Haskala à l’École juive de Paris : les Lumières juives à l’épreuve de l’émancipation, par Sophie NORDMANN

L’entrée des Juifs dans la modernité est marquée par la naissance de la Haskala et par le processus d’émancipation politique et sociale qui se poursuit tout au long du XIXe siècle. Nous chercherons à retracer l’évolution de la manière dont ce processus a été perçu par les penseurs juifs français et allemands au cours des deux siècles derniers. Nous porterons une attention particulière à une action éducative spécifique, l’École d’Orsay, qui ouvre ses portes en 1946, et les ferme en 1969.

Au-delà du sens : Perec, le Talmud et les ateliers d’écriture, par Suzanne AURBACH

Quand les approches d’écriture, proposées par Georges Perec, qui fut oulipien et bien plus, sont mises en œuvre dans les ateliers d’écriture, on peut constater combien ces opérations, qui fracturent le sens et ouvrent l’écrit, correspondent aux pratiques du Talmud et de la Cabbale.

L’éducation, lieu universel du “particularisme” juif, par Jean-Michel SALANSKIS

L’article est d’un bout à l’autre une méditation sur l’analogie possible entre le domaine de l’enseignement et de la recherche dans son ensemble, et le “domaine juif”, en partant de l’indice que l’année juive et l’année universitaire coïncident “presque” (en France au moins). Il discute du sens d’une telle analogie du point de vue du judaïsme rigoureux, il réfléchit sur la relation entre histoire sainte et histoire intrinsèque des sciences, et finalement sur le rapport de la philosophie avec la science juive traditionnelle.

Étude : Anthropophagie pour une éducation émancipatrice, par Filipe CEPPAS

Cet article présente les idées d’Oswald de Andrade sur l’anthropophagie et son importance pour une éducation émancipatrice. Après une brève présentation de l’auteur et de son Manifeste anthropophage, il présente l’anthropophagie comme une critique du patriarcat et du capitalisme dans une perspective féministe. Il établit ensuite les connexions entre l’anthropophagie et les œuvres de Pierre Clastres (La société contre l’État) et de Claude Lévi-Strauss (La pensée sauvage). Il envisage les conséquences dans une perspective éducative émancipatrice.

Étude : Riccardo Massa, philosophe et pédagogue italien. Réflexions pédagogiques d’une élève, par Joie ORSENIGO

  Riccardo Massa (1945-2000) a été l’un des protagonistes de la pédagogie italienne. Occupant, en tant que militant de la Gauche, une position inconfortable, il a revendiqué l’urgence d’une réflexion laïque et hardie autour de l’éducation. Il a utilisé les enseignements de Luis Althusser, Gilles Deleuze et surtout Michel Foucault pour affronter les questions liées à l’épistémologie, à la pédagogie et aux thèmes de l’Éros pédagogique et de son pouvoir, en étudiant les latences pédagogiques grâce à une méthode novatrice de recherche, formation et conseil, dite Clinique de la formation, qu’il a lui-même inventée. Il a œuvré pour faire de l’éducation une profession, en fondant auprès de l’université de Milan-Bicocca, à la fin des années 1990, la Faculté des sciences de la formation – l’une des premières en Italie – et le Département d’épistémologie et d’herméneutique de la formation. Dans cet article, je recueille en élève son héritage, en commentant son œuvre : la notion de domaine pédagogique en tant que vaste et complexe archipel, où la pédagogie perd son rôle de synthèse mais acquiert une dignité égale à celle des autres sciences humaines ; ainsi que la reconnaissance de la figure de l’éducateur dans les équipes multidisciplinaires.