n°55 : Temps et éducation

Le Télémaque n°55 (2019/1)

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S’appuyant sur la philosophie, la didactique et la psychanalyse, ce dossier présente une approche critique de la place symbolique du temps en éducation au regard d’enjeux contemporains (accélération, remplissage, ou, à l’inverse, abolition du temps de l’enfance). Le temps structure l’éducation, du geste éducatif à la forme scolaire, du temps du développement à la créativité du présent : il s’agit dès lors de s’interroger sur une autre pensée et une autre pratique du temps en éducation, à l’école ou hors de l’école, cherchant à donner ou redonner à l’enfant puissance sur son propre temps.

Ouverture, par Alain VERGNIOUX

Notion : Bienveillance, par Camille ROELENS

L’objectif de ce texte est de proposer une conceptualisation stabilisée de la notion de bienveillance. Elle est pensée ici comme un moyen de soutenir le devenir autonome d’un autrui vulnérable et de faire face à certains défis induits par le triomphe de l’individualisme démocratique, en particulier dans l’éducation. Cette définition articule, pour décrire ce que peut être une praxis bienveillante, trois dimensions (bien veiller, bien veiller sur, bien veiller à) qui seront ici présentées. Sur cette base, les risques inhérents à la mise en œuvre de cette bienveillance seront exposés, les moyens de les réduire seront discutés. Ce cheminement permettra de marquer nettement la distinction à opérer entre le maternel et la bienveillance.

Chronique morale : Pierre-Joseph Proudhon, Idée générale de la révolution au XIXe siècle et De la Capacité politique des classes ouvrières, choix de textes et présentation par Éric DUBREUCQ.

Pierre-Joseph Proudhon (1809-1965) a proposé, dans le cadre de sa doctrine politique, une théorie de l’éducation reposant sur l’organisation d’une « école-atelier ». Refusant la réforme, d’inspiration libérale, de la soi-disant école gratuite et obligatoire, sa conception veut, en reliant travail manuel et travail intellectuel, former intégralement des hommes complets, cultiver en eux toutes leurs capacités, les libérer de l’oppression, de l’exploitation et de l’aliénation, et rendre aux communes et aux familles le contrôle de l’éducation. Cette idée se retrouve, un demi-siècle plus tard, chez Freinet. Les textes présentés sont tirés de l’Idée générale de la révolution au XIXe siècle et de De la Capacité politique des classes ouvrières.

Dossier : Temps et éducation

Coordination Bérengère KOLLY et Henri Louis GO

Le temps de l’enfance, par Eric DUBREUCQ

Descartes a, dans divers passages de son œuvre, défini l’enfance comme une condition marquée, essentiellement, par le temps. S’y rattache une problématisation de sa faiblesse et de sa dépendance renversées par son devenir propre. Il s’agit ici de reconstituer cette conception dispersée dans ses écrits pour montrer qu’elle accompagne une élaboration de l’enfance posée comme un âge travaillé par un pouvoir éducatif reposant, au moins en partie, sur l’assujettissement de l’enfance et devant, pour cette raison, faire l’objet d’un refus qui en retourne la passivité dans l’institution d’un sujet prenant possession du pouvoir de faire usage de lui-même et de se gouverner.

Le présent, entre devenir et événement. Réflexion sur le développement de l’enfant à partir de Vygotski, par Pascal SEVERAC

À partir de la psychologie de Vygotski, est examiné ce qu’il en est du « développement » de l’enfant, entendu non pas comme déploiement de possibilités selon une finalité intérieure toujours déjà présente, mais comme articulation entre deux formes de puissance en acte, celle de l’éduqué et celle de l’éducateur. Pour Vygotski, l’enfant est celui dont le présent est riche non pas seulement d’un niveau de développement actuel, mais d’une zone prochaine de développement, qui indique ce dont il est capable avec l’aide d’autrui. Vygotski nous aide ainsi à penser le présent de l’enfant non seulement comme devenir, comme actualité pleine et dynamique, mais aussi comme événement, comme expérience cognitive et affective cruciale : le présent de l’enfant peut ainsi être conçu à la fois comme développement et comme transformation.

L’enfance et le temps saccagé, par Henri Louis GO

Une thèse est que l’enfance existe depuis que l’école existe : le temps de l’enfance est celui de la socialisation par la scolarisation. Or, le temps scolaire, comme temps programmatique, est un temps disciplinaire, voire un temps compulsif. Contre ce temps qui aliène le présent à un “avenir” abstrait, les pédagogues de l’Éducation Nouvelle ont adopté une approche présentiste du temps scolaire. À l’École Freinet, la pédagogie pratiquée est sans projet, comme Silesius a pu dire que la rose est sans pourquoi. Un accompagnement des enfants qui leur permet de prendre leur temps.

Eloge de la répétition, par Bérengère KOLLY

La répétition est généralement l’objet d’un double discours : elle est soit présentée comme l’outil incontournable d’un apprentissage efficace, et adossée à une pensée utilitaire de l’éducation ; soit critiquée comme le moyen d’une imitation mécanique, sans sens et sans émancipation. Ce texte tentera un éloge, tant philosophique que pédagogique, de la répétition comme exercice, et comme expérience du temps. Mais ce temps, qui est peut-être le temps de l’enfance, n’est pas celui, horizontal, de l’efficacité, de la production et de l’appropriation, mais serait plutôt un temps vertical de la profondeur et de l’exploration. La répétition comme exercice ouvre ainsi à la maîtrise, c’est-à-dire aussi à une expérience singulière et créatrice.

Le temps de la forme scolaire : critique et propositions, par Gérard SENSEVY

Cet article entend montrer comment la forme scolaire classique est d’abord et avant tout une forme temporelle, structurée par le temps didactique classique. Il soutient que la forme scolaire classique, dans sa temporalisation, est une matrice de réification, et d’aliénation, comme déterminant l’épistémologie pratique des individus – une théorie de la connaissance, construite par et pour la pratique – dans l’école et hors l’école, dans l’éducation et au-delà. Une meilleure vie sociale et politique suppose ainsi la reconstruction de la forme scolaire, plus généralement de la forme d’éducation, et de leur temporalité. Cette reconstruction passe ainsi par l’invention de nouvelles formes temporelles, fondées sur la continuité de l’expérience dans un temps didactique d’enquête, ainsi que le soutient et l’expérimente la théorie de l’action conjointe en didactique.

Les trois temps de l’œdipe : une histoire ancienne ?, par Norbert BON

Le passage par le défilé de l’œdipe s’avère décisif pour la structuration chez l’enfant d’une temporalité orientée vers le désir de grandir et, précisément, pour la mise en place de la pulsion de savoir et sa transformation en désir d’apprendre. Mais la clinique actuelle nous montre que les transformations sociétales et familiales en cours ne sont pas sans effets sur ce processus.

Etude : L’éducation traditionnelle : émergence d’une catégorie polémique aux Etats-Unis, par Sébastien AKIRA-ALIX

Au tournant du XIXe et du XXe siècles aux États-Unis, les réformateurs progressistes en éducation développent une virulente rhétorique de rupture d’avec un mode d’enseignement perçu comme essentiellement misonéiste, conservateur et élitiste. Dans ce cadre, ils construisent une catégorie polémique – l’éducation traditionnelle (traditional education), également appelée l’ancienne éducation (old education) ou l’éducation conventionnelle (conventional education) – dans le but de discréditer les tenants d’une éducation littéraire et académique dispensée uniformément à tous les élèves et de promouvoir un mode alternatif d’éducation, l’éducation progressiste, centrée sur l’activité et l’expérience de l’enfant. Le présent article se veut une tentative d’élucidation philosophique et de clarification conceptuelle de cette catégorie. Il en analyse la construction, les implications et montre qu’avec elle les réformateurs progressistes ont développé un système de représentations structurantes ainsi qu’une division de la pensée et de la rhétorique éducatives américaines dont les effets sont encore palpables de nos jours.

Etude : La question de la transmission de la vertu dans le Premier Alcibiade de Platon, Marie AGOSTINI

La lecture du Premier Alcibiade de Platon que nous allons restituer plaide en faveur de l’existence d’une unité thématique profonde au sein de cette œuvre tant discutée, sinon décriée, à travers le traitement qui est accordé à la question de la vertu. Comment transmettre la vertu ? Et, comme on ne peut pas transmettre ce dont on ignore absolument tout, qu’est-ce que la vertu ? Cet article se propose de mettre en lumière les trois éléments constitutifs d’une philosophie socratique de l’éducation à la vertu, trois éléments qui se composent sans cesse dans le texte : l’humilité intellectuelle, la recherche philosophique et la contemplation.

Etude : Sérendipité, abduction et métaphore : les figures de la pensée dans la trouvaille scientifique, par Gabriela PATIÑO-LAKATOS

La notion de sérendipité, abordée du point de vue des sciences du discours, se révèle être plus qu’une découverte due simplement au hasard des circonstances extérieures au sujet qui, à sa grande surprise, trouve quelque chose de révélateur. Le sujet, parlant et pensant, est fortement impliqué dans la trouvaille heureuse, bien qu’il s’y trouve placé dans une position toute particulière. La sérendipité est aussi une situation qui entretient un rapport spécial avec certaines formes de raisonnement qui sont inséparables des formes d’expression du discours. En ce sens, la métaphore est constitutive de ces formes de raisonnement, particulièrement dans le raisonnement abductif, dont l’une des formes logiques possibles est l’enthymème.