n°56 : Sage comme une image

Le Télémaque n°56 (2023/2)

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Ouverture, par Pierre STATIUS

Chronique morale : « Par forme de paradoxe » : les propositions didactiques d’Étienne Tabourot (1585), par Jean-Pierre DUPOUY

Contemporain de Montaigne, magistrat bourguignon, amateur de jeux verbaux et d’historiettes gauloises, Étienne Tabourot publie en 1585 un livre de Bigarrures dont le premier chapitre s’intitule : « Quelques traits utiles pour l’institution des enfans ». Bien oublié pendant longtemps, mais réédité il y a quelques années, ce petit essai mérite à plus d’un titre de retenir l’attention des historiens et des philosophes de l’éducation. D’une part, il témoigne de la continuité entre la pédagogie humaniste, d’Érasme à Montaigne, et les méthodes mises en œuvre dans les premiers collèges jésuites. D’autre part, il propose des vues originales sur l’apprentissage du lire / écrire, sur l’importance didactique de la représentation spatiale et sur le rôle cognitif de la mémoire, conçue comme une organisation dynamique des savoirs en construction.

Notion : Souci de l’œuvre versus compétence, par Hubert VINCENT

Il y a un risque à penser les finalités de l’école et de la formation exclusivement en termes de compétence. S’il y a des arguments solides en faveur d’une telle orientation – et c’est ce que la première partie de cet article voudrait examiner –, il reste cependant que l’attention exclusive aux compétences risque bien de nous faire oublier quelque chose, qui se situe du côté du faire œuvre et du côté du rapport aux œuvres. C’est ce que du moins je voudrais établir. Le faire œuvre, les œuvres, le souci de l’un et de l’autre, sont irréductibles à l’orientation vers la compétence et permettent de dessiner une autre orientation de l’éducation.

Correspondance, par Graciela Frigerio, Texte traduit par Antonia García Castro

En Argentine, la campagne électorale pour les présidentielles, dans un contexte économique et social difficile, est l’occasion de s’arrêter sur le sens et les enjeux d’un slogan qui fleurit : Los argentinos juntos somos imparables / « Ensemble, rien ne peut arrêter les Argentins ».

Dossier : Sage comme une image. Sagesse, assagissement et images de l’enfance

Présentation, par Eric DUBREUCQ

Vers un individualisme substantiel : images de l’enfant et sagesse de l’individualisation. Une lecture de Marcel Gauchet, par Camille ROELENS

Cet article explore le corpus de textes consacrés par Marcel Gauchet à l’éducation et à l’enfance, à l’aune de son œuvre globale. Une première partie présente chronologiquement des textes permettant de percevoir son élaboration progressive d’une image de l’enfant dans la modernité démocratique. Une seconde partie montre que c’est par le prisme des vulnérabilités de l’autonomie, qui précipitent dans le rapport à l’enfant, qu’une sagesse renouvelée de l’enfance peut s’esquisser. L’apport d’une telle démarche à une sagesse de l’individualisme et à un humanisme renouvelé est synthétisé pour conclure.

Des dérives d’un usage métaphorique de l’enfance, par Tal Piterbraut-Merx

Il n’existe pas, à proprement parler, de philosophie de l’enfance, et pourtant l’enfance en philosophie se retrouve abondamment sous les plumes des philosophes, en particulier sous un usage métaphorique. Il s’agira dans cet article d’interroger les présupposés qui structurent ces métaphores pour mieux saisir la conception de l’enfance empirique développée en creux, mais aussi la charge politique qui les sous-tend. Nous pourrons à partir de là formuler quelques propositions pour un bon usage de la métaphore en philosophie politique.

Sages comme une image ? Sur la notion de modèle en philosophie pour enfants, par Jean-François GOUBET

Que signifie, pour un enfant lui-même, être sage ; quelle représentation peut-il se faire lui-même de la sagesse ? Voilà les questions que pose cet article sur la philosophie pour enfants à l’école. La sagesse n’est pas docilité, ni même capacité d’esprit critique dans un monde d’images, mais une aptitude élaborée collectivement lors d’ateliers philosophiques. Comme le montrent les écrits précoces de M. Lipman et de ses collègues, le facilitateur donne aussi une image de compétence et de circonspection. L’expérience commune communiquée et critiquée permettrait ainsi l’acquisition d’une habileté de penser sagement, et la conquête individuelle d’une image de soi empruntant à des modèles au pouvoir de l’adulte, mais indirectement.

Du modèle à l’exemple : littérature et éducation morale, par Béatrice FINET

Les dernières instructions officielles pour l’école élémentaire préconisent que la question de la morale soit abordée dans le cadre du cours de français en cycle 3. L’analyse d’un manuel, qui met en œuvre les propositions de ces dernières instructions officielles, montre que le thème « la morale en question » imposé aux enseignants se réduit à une moralisation des élèves et ne permet pas une réelle éducation morale. En m’appuyant sur la pensée de Martha Nussbaum, je montre les enjeux d’une véritable éducation morale, celle de l’émancipation du sujet réflexif, à partir de la littérature, dès le plus jeune âge. Pour ce faire, on distinguera modèle et exemple, éducation à la morale et éducation morale.

La sagesse du futur, contre la déraison du présent; la pensée de l’enfance dans le Romantisme allemand, par Didier MOREAU

La pensée du Romantisme allemand s’est souvent centrée sur l’enfance et la formation de l’homme. Cette étude soutient l’hypothèse que loin d’être anecdotique, si l’on abandonne la vision caricaturale qu’on en a trop souvent, l’intérêt pour l’enfant a une fonction épistémologique importante. Par l’analyse du projet artistique total de Philipp Otto Runge et la lecture du premier roman de formation de Jean Paul Richter, La loge invisible, elle montre que le rapport à l’enfance est la source de notre incapacité à l’achèvement et à la complétude, et structure ainsi un rapport au monde oscillant entre vérité et chaos. L’éducation devient alors la fragile possibilité d’accueillir encore la sagesse du futur que porte l’enfance.

Des âmes ayant déjà vécu plusieurs vies. Réflexions sur les conséquences pédagogiques d’une conviction métaphysique à partir de la pensée de Rudolph Steiner, par Anne-Claire HUSSER

Formulées au tout début du XXe siècle et mises en œuvre à partir de 1919 avec la fondation de l’école libre Waldorf de Stuttgart, les idées éducatives de Rudolph Steiner sont largement méconnues en France, où elles sont le plus souvent associées au mouvement de l’éducation nouvelle, aux côtés de Montessori ou de Freinet. Ce prisme de lecture escamote cependant la métaphysique qui fonde cette pédagogie et dont ne peuvent être tout à fait dissociées les pratiques qu’elle autorise. Cet article étudiera la conception steinerienne de l’enfant en prenant au sérieux son rapport avec l’anthroposophie. Tenir l’enfance pour une réincarnation, est-ce reconnaître en elle une sagesse spécifique, ou reconduire un projet d’assagissement du sujet de l’éducation ?

Etude : Le temps : de la catégorie temporelle à la catégorie épistémique, par Mazarine PINGEOT

La philosophie de Descartes s’inscrit en rupture avec ce qui précède, et c’est en quelque sorte le geste même de la modernité : rompre, et considérer comme « Ancien » ce qui est dépassé. Cette auto-fondation par la conscience n’évacue pas pour autant « l’enfance » qui demeure à l’âge adulte, non plus comme âge, mais comme catégorie épistémique. L’enfance serait « le reste » de la modernité. On retrouve l’ambivalence de l’usage d’une catégorie temporelle transformée en opérateur structurel dans le « post » de la « post-modernité », mais c’est dans un sens inverse à celui de Descartes et de la modernité : le préfixe marque à la fois l’après et la fin. On va alors se demander s’il n’y a pas un « reste » de la post-modernité et si la catégorie de « l’enfance » n’a pas encore quelques enseignements à livrer à une époque où le post signifie une perte de l’expérience et de la réalité.

Etude : L’Ecole primaire et le récit colonial sur la nature (1870-1914), par Pierre DASI

Il s’agit, dans cet article, de montrer comment la représentation de la nature à l’école primaire entre 1870 et 1914 a été mise au service du projet colonial de la Troisième République. En effet, se déplie dans la littérature scolaire un discours construit autour de la dialectique de la terre bénie d’un côté tandis que de l’autre est martelée l’idée que les territoires à conquérir sont abandonnés à la sauvagerie par des indigènes ignorant tout de la gestion de la nature. Fort de ce discrédit des autochtones, l’école républicaine s’est efforcée de susciter chez les petits Français des vocations, afin de faire de cette nature indomptée une nouvelle terre promise. Au corbillon de la mission civilisatrice de l’homme blanc, les autorités scolaires ont ainsi ajouté le fardeau écologique, autre moyen de disqualifier l’histoire des sociétés précoloniales.

Etude : Montaigne, passeur-inventeur du Plutarque-éducateur, par Eduardo MACHADO

Nous défendons ici l’idée que l’usage éducatif que Montaigne fait de la pensée de Plutarque ne se restreint pas, comme on l’a souvent cru, à un simple pastiche ou à de nombreux emprunts. Il ne s’agit pas non plus uniquement d’une simple réminiscence, mais bel et bien d’une appropriation particulière et essentielle d’un héritage éducatif, dont Plutarque est tout à la fois le porteur et le diffuseur. Aussi nous étudierons la réception montanienne de la figure du Plutarque éducateur dans ses différentes dimensions.