n°57 : Éducation morale et formation éthique

 Le Télémaque n°57 (2020/1)    

Ouverture

Chronique morale

L’enfance : catégorie politique, par Mazarine Pingeot

Cet article a pour but de montrer que « l’enfance », comme catégorie épistémologique et comme catégorie temporelle, est ce qui a été évacué de la modernité au profit d’un rapport rationnel au monde – identifié à l’âge adulte. L’enfance est du côté du passé, de la perception sensible, du préjugé. Elle représente la minorité dont il faut s’émanciper. La science moderne et l’homme nouveau se sont construits sur l’oubli de l’enfance. Or nous assistons aujourd’hui au retour du refoulé : l’enfance revient en force, comme catégorie politique et comme source de légitimation du discours.

Notion
Maître, par Éric Dubreucq

Qu’il existe des maîtres, c’est une évidence quotidienne ; que la notion en soit instable et difficile en est peut-être une autre. Je propose d’esquisser une archéologie de cette problématisation en examinant deux points de repère discursifs situés au début du XXe siècle : la conception normative du pouvoir magistral de Durkheim et celle, libertaire, de sa critique radicale par Neill. Mon propos ne sera pas d’inviter à trancher entre ces deux positions, mais bien plutôt à y repérer une antinomie pratico-discursive du pouvoir éducatif et de la subjectivation des enfants, du jeu qui s’installe, en eux, entre gouvernement de soi et gouvernement par autrui.

Dossier : Éducation morale et formation éthique

Présentation : De l’éducation morale à la formation éthique: passages, gestes, questions, Élena Théodoropoulou

Les fondements de l’agir éthique : une hiérarchisation axiologique est-elle possible sans exclusion d’agent ?, par Christiane Gohier

Comme le soulignent Canto-Sperber et Ogien, plusieurs auteurs en philosophie morale soutiennent que les sources de la valeur morale, celles qui sous-tendent nos choix axiologiques et orientent notre agir éthique, sont irréductibles et ne peuvent être hiérarchisées dans une théorie qui aurait des prétentions universalistes. Si la critique du caractère absolu et universaliste de certaines théories morales est fondée, cela exclut-il que l’on s’interroge sur le bien-fondé du partage de valeurs qui pourraient à la fois refléter et nourrir la commune humanité entre les personnes, tous horizons culturels confondus ? C’est cette question qui sera examinée ici dans le discours de la philosophie morale, notamment chez Nussbaum et Honneth, et dans le discours d’enseignants sur les valeurs. Reconnaissance de l’autre et empathie sont requises pour mettre en œuvre un socle de valeurs communes.

Pratiques éthiques et politique de soi dans l’éducation : L’éducation éthique comme remède à la « vie nue » ? L’exemple de la lutte contre le racisme à l’école, par Didier Moreau

Reprenant l’expression de Walter Benjamin, Giorgio Agamben analyse la « vie nue » comme l’existence humaine exposée à la souveraineté du biopouvoir thématisé par Foucault. Parmi les manifestations de la constitution du corps biopolitique, le racisme peut être analysé comme une technologie par laquelle les techniques de soi sont mises au service des techniques de domination. C’est pourquoi la lutte contre le racisme à l’école ne peut pas être engagée sur le seul terrain d’un changement des mentalités, mais doit inclure la mise en œuvre de pratiques éthiques collectives par lesquelles les élèves seraient engagés dans la reconstitution d’une « vie politique », au sens de Hannah Arendt, dans la Condition de l’homme moderne. Cette mise en œuvre suppose le découplage des « techniques de soi et des techniques de domination » selon Foucault, pour aboutir au projet d’une politique de soi. Lutter contre le racisme à l’école, c’est aussi lutter contre la résignation et le consentement à la subalternité.

L’exemplarité des enseignants et des éducateurs, par Jean-François Dupeyron

Parmi les différents aspects des « crises » touchant l’éducation scolaire contemporaine, la question de l’exemplarité de l’enseignant et de l’éducateur nous semble occuper une place non négligeable : les professionnels se trouvent chargés de la responsabilité d’incarner ou d’illustrer de façon irréprochable un modèle de comportement que l’institution scolaire, en raison de sa crise permanente, ne soutient guère par sa propre légitimité. Cet article étudie donc la question de l’éthique de l’exemplarité comme modèle possible d’action éducative : que signifie ce modèle ? Est-il pertinent et légitime ? L’argumentation se nourrit du retour aux Anciens (Plutarque, les Stoïciens, Montaigne) mais pose également de façon plus actuelle la question de la nature du savoir éthique construit ou transmis par les postures d’exemplarité.

Quand enseigner l’éthique devient un geste politique. Peut-il en être autrement?, par Jacques Quintin

Le professionnel de la santé ne peut pas soigner le mal-être sans développer un sentiment de révolte contre les injustices que subissent les personnes malades et rendues vulnérables. Dans ce contexte, l’enseignement de l’éthique, pour un étudiant, c’est beaucoup plus que d’apprendre à se conformer aux bonnes pratiques, aux normes légales et déontologiques en vigueur. Pour le professeur, cela implique un questionnement éthique : est-il permis d’induire chez les étudiants une prise de conscience qui peut générer son lot de souffrances ? Nous proposons alors une éthique faible qui met en conflit différentes interprétations possibles et qui montre le caractère contingent des valeurs.

Éthique Et Formation Pour Une Citoyenneté Contemporaine, par Adalberto Dias de Carvalho

La formation aux droits de l’homme, en étant de moins en moins une tâche de la politique, est de plus en plus un projet éthique pour l’éducation politique car le profil dominant de ces droits, devant les exigences de nos sociétés, est devenu plutôt celui de l’implication et de la participation et non celui des droits-créance. La solidarité d’un côté et la dignité de l’autre exigent ainsi, dans la perspective d’une société des individus cohérente et conséquente, une nouvelle éthique pour l’éducation.

« Qui est là ? »* ou « donnez-moi un corps » **. Du détail. Une remarque pour la formation éthique, par Élena Théodoropoulou

L’histoire du détail nous révèle un concept paradoxal à l’égard duquel on doit développer une certaine vigilance et attention. Il s’agit de la reconnaissance du moindre différent pouvant être associée au moment délicat de la formation éthique où ce qui rend la question éthique d’une certaine manière apparente émerge, au fur et à mesure qu’une fois le détail perçu, il devient un geste en déclenchant une interrogation sur le sens (de l’éthique).

Études
L’autorité éducative : inquiétudes et promesses de Hannah Arendt, par Christophe Point

Les thèses de Hannah Arendt sur la crise de l’éducation, de l’autorité et de la modernité sont bien connues des enseignants français. Aussi les écrits de cette philosophe sont régulièrement sollicités lors des formations universitaires préparant aux métiers de l’enseignement en France. Nous souhaitons interroger ici l’intérêt que les philosophes de l’éducation français portent à cette auteure à partir du problème suivant : Que gagne-t-on aujourd’hui à enseigner les thèses de Hannah Arendt sur l’autorité de nos jours, en France, dans les formations universitaires aux métiers de l’enseignement ?. Face à ce problème, il nous semble que l’on peut décliner en deux temps l’hypothèse d’un “gain” de ce choix d’enseignement pour les enseignants en général, puis plus précisément pour les enseignants de philosophie. Dans le premier cas, nous verrons comment Hannah Arendt est sollicitée pour justifier les inquiétudes et l’importance de l’autorité pour les enseignants. Et dans le second cas, nous verrons comment cette auteure est également appelée pour promettre et justifier une certaine autorité de la philosophie au sein des sciences de l’éducation.

Féminité, maternité et compétences éducatives, par Mej Hilbold

Le secteur de l’accueil de la petite enfance est marqué par une volonté de professionnalisation des professionnelles, ainsi que par une féminisation de la profession encore massive. Tiraillées entre des enjeux de reconnaissance sociale redoublés par cette féminisation et une référence à la psychologie de l’enfant mettant au cœur de la relation éducative le modèle de la maternité et la nécessité de protéger le lien entre la mère et son enfant, les éducatrices de jeunes enfants – l’une des professions des travailleuses de la petite enfance – se trouvent confrontées dans leurs pratiques quotidiennes auprès des enfants à des contradictions et un déni de leur affectivité les plaçant dans l’impasse. Leur formation les inscrivant dans une logique d’identification à leur groupe professionnel censée produire une « identité professionnelle », l’article cherche à mettre en évidence les liens entre processus identitaires au travail, compétences des éducatrices et la problématique du genre féminin dans ce contexte, à l’aide de la méthode foucaldienne d’analyse des discours, des théories post-foucaldiennes et queer de l’identité.

Deux îles, par Patrick Thierry

L’un des textes les plus traduits au monde, Robinson Crusoé, a suscité une multitude de successeurs comme le travail indéfini du commentaire. L’histoire s’est élevée au niveau d’un mythe moderne, au prix de l’oubli de ses origines et de son sens. Il est alors utile de la confronter à un modèle inavoué, Le philosophe autodidacte d’Ibn Tufayl, pour restituer au texte sa dimension religieuse (effacée par l’incursion de Rousseau sur l’île de Robinson) qui guide le progrès du lecteur et commande une exigence d’auto-éducation du sujet, qui était bien plus radicale dans le conte arabe.

Comptes rendus