n°58 : L’éducation politique en Anthropocène

Le Télémaque n°58 (2020/2)     

Ouverture

Christoph Wulf : De la réflexion et de la critique à l’œuvre dans une stratégie de durabilité

Chronique morale

Éric Dubreucq : La faiblesse et le pouvoir. Réflexions sur Le Consentement de V. Springora

Le livre de Vanessa Springora, Le Consentement, donne le récit de la manière dont elle a été séduite, quand elle était adolescente, par un romancier célèbre âgé d’environ cinquante ans. Mais il retrace également les étapes d’une destruction personnelle : séduite, puis dominée et exploitée, la jeune Vanessa tombe sous son emprise et en mourra presque. Son histoire pose de plus un problème intéressant à propos des relations entre adultes et enfants : peut-elle avoir réellement été victime si, comme elle le dit et l’explique, elle a consenti à cette relation ? Celle-ci a bien été une forme de violence extrême qui l’a soumise à une domination totale, mais elle s’est aussi établie en obtenant de la victime son consentement enthousiaste.

Notion

Thibault Vian : La curiosité : morale de la bonne distance

Cette contribution traite du problème de la curiosité du point de vue de l’éducation et de la morale. La curiosité pose en effet le triple problème de l’intrusion dans la sphère d’autrui, de l’errance dans le sensible et de son rapport à l’orgueil et à notre volonté de savoir. Si elle participe d’une « sortie de soi », elle présente à l’excès une dimension prédatrice qui consiste à dérober les secrets d’autrui. Dans la tradition augustinienne, la critique morale de la curiosité est avant tout une critique de la sensibilité, de la concupiscence de la chair et de l’usage des cinq sens. À cette curiosité indiscrète nous opposons, à travers l’exemple du philosophe-voyageur à Varanasi, en Inde, la curiosité surprise, laquelle participe d’une atmosphère, ou d’une situation, sans appropriation d’un savoir ni irruption dans la sphère de l’autre. Toujours en recherche, elle demeure dans un rapport de bonne distance éthique qui rappelle la médiété aristotélicienne.

Dossier : L’éducation politique en Anthropocène

Renaud Hétier, Nathanaël Wallenhorst : Présentation – Est-il encore temps d’éduquer ?

Nathanaël Wallenhorst : Quel type de citoyenneté en Anthropocène ?

Cette contribution prend acte de l’altération de nature anthropique du système Terre et pose la question du type de citoyenneté en référence auquel penser l’éducation au politique en Anthropocène. Après avoir discuté la thèse de Daniel Curnier autour de l’apprentissage d’une citoyenneté critique à l’égard du néolibéralisme de l’école, nous explorons la figure du citoyen existentiel de Christian Arnsperger. Ces deux premières sections permettent ensuite d’interroger les travaux du philosophe et biologiste allemand Andreas Weber avec sa thèse de l’être appréhendée comme un partage entre humains et non-humains, à partir de laquelle nous proposons l’idée de citoyenneté conviviale caractérisée par une coexistence avec ces autres terriens, les non-humains.

Emmanuel Nal : Vers l’Anthropocène par les chemins d’une éducation philosophique : être au monde, habiter, disparaître

Si le monde est entré en Anthropocène, l’humanité ne semble pas encore percevoir pleinement les changements de paradigmes qu’il devient urgent d’envisager. Pour se familiariser avec les enjeux d’une écocitoyenneté qui va devoir s’inventer et inaugurer de nouvelles pratiques, cet article propose un parcours philosophique autour de trois problématiques, et de montrer comment se pose le problème de l’homme dans le monde, et comment un « habiter » s’envisage selon une éthique qui encourage un imaginaire créatif. Il n’évite pas l’idée de la disparition d’un certain monde comme condition d’une poursuite de l’histoire et tente à travers ces différentes pistes de faciliter une approche pédagogique de l’Anthropocène, en s’appuyant sur des références classiques de l’enseignement philosophique, actualisées par ces nouveaux enjeux.

Melki Slimani, Angela Barthes, Jean-Marc Lange : Les questions environnementales au miroir de l’événement Anthropocène : tendance politique et hétérotopie éducative

Nous utilisons la philosophie de l’événement pour conceptualiser le politique dans la dialectique virtuel / actuel constitutive de l’événement Anthropocène. Investissant les domaines bio-géo-chimiques, culturels et scientifiques, nous actualisations l’évènement Anthropocène dans le domaine éducatif sous la forme d’apprentissages politiques. Ces derniers forment l’ancrage pédagogique et didactique d’une hétérotopie éducative : l’éducation politique en Anthropocène, dont l’éducation scientifique et les « éducations à », par exemple, ne cessent d’en actualiser des bribes.

François Prouteau : Transition et éducation écologiques en odyssée

Nous vivons un changement de monde, déstabilisant pour beaucoup. Ceux qui se croyaient maîtres et possesseurs de la nature déchantent au regard des catastrophes qui nous arrivent. Au plus près du terrain, des individus, les jeunes générations en particulier, les « Télémaque » d’aujourd’hui, se mobilisent. Serait-ce une invitation à lire avec des yeux neufs l’épopée homérique ? À penser la transition écologique et l’éducation comme une odyssée ?

Jean-Marc Lamarre : Éduquer au sens des limites et de l’illimité à l’ère de l’Anthropocène

L’Anthropocène met en cause le modèle capitaliste de croissance indéfinie et de consumérisme effréné. Pour affronter le dérèglement climatique, les hommes doivent s’autolimiter. Qu’est-ce qui peut les motiver à l’autolimitation sans qu’ils renoncent à la réalisation de soi ? Comment éduquer au sens des limites ? Nous montrons qu’on ne peut pas éduquer au sens des limites sans éduquer à celui de l’illimité en réorientant le potentiel humain d’illimitation, de l’illimité matériel vers l’illimité relationnel et poétique.

Renaud Hétier : Éduquer, c’est déjà lutter

L’Anthropocène se profile comme un temps d’effondrements. Or, il nous semble qu’il est déjà la résultante d’effondrements précédents, qui sont d’ordre spirituel et psychique, qu’il s’agit d’analyser, pour penser une éducation qui redonne les forces nécessaires. Les enfants et les adolescents sont aujourd’hui dans une position particulière : surprotégés, surinformés, ils sont en même temps « exclus » de la vie politique, qui, notamment en matière d’écologie, les concerne au premier chef. Il s’agit alors de voir comment les aider à sentir, penser et participer. À notre sens, l’éducation est déjà une lutte, dans la mesure où elle doit aller contre la virtualisation et l’abstraction de nos vies, et refonder un pouvoir de sentir. Seront résistants les individus qui seront suffisamment « enracinés ». Cet enracinement n’est pas seulement un enracinement dans la nature, il est aussi un enracinement dans la vie. Il importe que les enfants et les adolescents sentent le « plaisir d’être », de façon à éprouver le « désir d’être », et à vouloir aussi que le monde soit.

Études

Wenceslao García Puchades : L’éducation comme interruption de l’apprentissage par les vérités

Ce texte cherche à interpréter la théorie du sujet d’Alain Badiou à partir du champ de la philosophie de l’éducation, et plus précisément de la théorie pédagogique exposée par le philosophe Gert Biesta. À l’aide de sa pensée sur l’éducation, nous démontrons que l’éducation philosophique proposée par Badiou est une interruption de l’apprentissage par les vérités. À notre avis, le travail d’Alain Badiou nous offre un moyen de comprendre l’éducation comme un processus subjectif qui perturbe le caractère individuel, fonctionnel, médiatisé et planifié de l’apprentissage. Nous n’avons pas ici l’intention de participer à la discussion sur les propositions éducatives que l’on peut tirer de la théorie du sujet d’Alain Badiou, mais nous cherchons plutôt à établir un cadre conceptuel commun avec lequel débattre avec d’autres théories pédagogiques contemporaines. Le texte présente la manière dont Badiou propose une éducation philosophique comme un processus de subjectivation par les vérités. Pour cela, nous utiliserons sa bibliographie secondaire, car il y synthétise avec plus de clarté les thèses générales exposées dans ses principaux ouvrages et les rend plus accessibles à ceux qui ne sont pas des spécialistes de ses nombreux écrits. Nous exposons ensuite les thèses fondamentales sur lesquelles s’appuie la théorie de l’éducation de Gert Biesta. Enfin, en guise de conclusion, nous voyons dans quelle mesure la notion d’éducation comme processus de subjectivisation par les vérités s’ajuste et complète la théorie pédagogique de Biesta.

Ayşe Yuva : Publicité de l’instruction, pouvoir de l’opinion publique : les réflexions de Destutt de Tracy au tournant du XVIIIe et du XIXe siècle

Cet article examine les rapports entre la publicité de l’instruction et celle de l’opinion à partir des écrits de Destutt de Tracy (1754-1836), en mettant à jour la nature communicationnelle, chez lui, de la rationalité. Examinant d’abord en quoi l’instruction publique repose sur une communication adaptée de la vérité, l’article se penche dans un second temps sur les limites de cette instruction théorique et les ambiguïtés de Destutt de Tracy quant à la figure du législateur-pédagogue. Rejetant celle-ci, dans la dernière partie de son œuvre, il en vient à penser une éducation du pouvoir politique par l’opinion publique, sans cependant détacher celle-ci d’une norme de vérité. L’apprentissage ne concerne alors pas seulement les citoyens, mais la puissance publique. Toutefois, il semble que publicité et communication reposent, en dernière instance, sur un développement de la sphère des échanges et des besoins. Loin de consacrer l’autonomie d’un espace pédagogique ou politique, la publicité s’avère dépendante, chez Destutt de Tracy, à la fois de l’économique et du théorique.

Rémy David : Réfléchir la sexualité dans une approche cinéphilosophique au lycée. L’exemple de Spartacus de Kubrick

Comment oser penser la sexualité avec et pour les élèves au lycée ? Cet objet interdit de l’enseignement constitue pourtant un enjeu majeur du devenir adulte, que l’on apprend toutefois si peu à réfléchir. Peut-on légitimement transgresser ce tabou pour contribuer à construire une éducation à la sexualité ? L’intime peut-il faire l’objet d’une réflexion commune qui le figure, le problématise et le conceptualise, afin de pouvoir s’émanciper et construire un rapport éthico-politique à cette dimension de l’expérience ? La démarche du cinéphilosopher permet d’autoriser une problématisation des affects liés notamment à la sexualité. Nous proposons l’étude d’une telle démarche au travers du film Spartacus de Kubrick. Si le film se centre sur des processus d’émancipation sociale, normative et intellectuelle, il questionne bon nombre d’ambivalences liées à la sexualité. Il interroge les liens de la sexualité au regard, à la domination, à certaines normes (l’homosexualité notamment). Un partage du sensible est ainsi rendu possible qui ouvre l’espace de réflexion collectif. S’autoriser à philosopher des expériences affectives aussi structurantes que la sexualité permet de tisser une forme de rationalité affective, qui fait tant défaut dans notre enseignement.

Comptes rendus