n°59 : La Commune de Paris ou la démopédie insurgée

 Le Télémaque n°59 (2021/1)      

Ouverture

Alma Bolón : « Éducation intégrale » : Commune et Banque Mondiale. L’intégration aux lettres et l’intégration au marché

En 2021, on célèbre les 150 ans de la Commune ; cet événement, sorti de ses gonds spatiaux et temporels (selon la logique spectrale formulée par Derrida dans Spectres de Marx), hantait avant la lettre le devenir politique, esthétique et pédagogique, notamment par l’appropriation de son principe d’“éducation intégrale”.

Chronique morale

Didier Moreau : L’humanité et ses fantômes

L’humanité contemporaine semble se déchirer entre des « barbares iconoclastes » et des « blasphémateurs profanateurs ». Dans ce conflit, on pourrait retrouver une figure de l’aporie que Paul Ricœur décrivait entre l’herméneutique (faible) des traditions et la critique (forte) des idéologies, la faiblesse de la première, face à la force de la seconde, tendant à s’équilibrer par la violence que celle-là déploie contre celle-ci. Ricœur propose une issue, qui se réalise par une transaction entre attente et mémoire, dont l’acte de promesse est le paradigme, contre le pur tragique de la Wiederholung, de la répétition heideggérienne. Cette voie reste, pour le moins, une perspective métaphysique, donc quasi théologique, qui réinstalle la vérité d’une parousie. Après avoir analysé cette ultime tentative de penser « une seule humanité », qui serait à l’œuvre dans la communication narrative, je considérerai le problème de la transmission éducative et générationnelle à rebours sous la catégorie de l’absence avec l’appui d’un texte de François Wahl. C’est le schème de la spectralité éducative qui sera le fil rouge de la réflexion sur les modes par lesquels les fantômes nous hantent, de Comte à Derrida, d’autant plus lorsqu’ils ne peuvent être (re)présentés.

Notion

Louis Janover : Démopédie. Textes de Jules Andrieu présentés par Louis Janover

Délégué aux Services publics pendant la Commune, Jules Andrieu (1838-1884) était à la fois homme d’intendance et homme de culture, lié à Varlin comme à Verlaine et Rimbaud. Il s’intéressera autant à la philosophie qu’à la philologie, la culture populaire et la poésie. L’article « Démopédie » a été rédigé pour le Grand Dictionnaire universel de Pierre Larousse et c’est en écho au poème de Baudelaire, Le cygne, qu’il pose la question qui le taraude : Pourquoi n’y a-t-il pas en ce moment de grand poète en France dans toute la maturité du génie ? Ses Notes pour servir à l’histoire de la Commune de Paris sont à la fois le tableau de la Commune sans mythe et un appel à la réalisation du rêve des communeux.

Dossier : La Commune de Paris ou la démopédie insurgée

Patrice Vermeren : Présentation

Plutôt que de traiter de l’œuvre pédagogique en acte de la Commune de Paris, ou de sa capacité à produire du commun, s’interroger sur la manière de se saisir aujourd’hui de son expérience de la démopédie insurgée.

Horacio González : La colonne Vendôme et le sacrifice des symboles

Ce texte croise deux commentaires philosophiques relatifs à la colonne Vendôme et à sa destruction, constatée par Nietzsche et anticipée par Marx.

Patrice Vermeren : La barbarie lettrée, la république universelle et l’éducation intégrale

Comment penser la Commune de Paris (1871) autrement que comme une révolution prématurée (Marx) ou comme ayant sauvé la République en France ? Si l’événement ne procède d’aucune nécessité historique, quel est le sens de l’énigme de cette affirmation inattendue d’un principe politique, sous le drapeau d’une République universelle, et qui voit tout un peuple de sans-noms se constituer comme sujets de l’émancipation dans l’existence en acte d’une puissance d’égalité et dans l’expérience inédite d’une démocratie contre l’État ?

Michèle Cohen-Halimi : L’État et la Révolution : Arnould versus Lénine

Deux livres intitulés chacun L’État et la révolution ont paru à quarante ans d’intervalle, le premier écrit en 1877 par le communard Arthur Arnould, le second en 1917 par Lénine, qui ignorait tout du premier. Leur confrontation est anachroniquement construite et orchestrée, selon la méthode du « plagiat par anticipation », afin de mesurer la force de la résistance qu’Arnould oppose à la capture idéologique de la Commune par Lénine et de saisir le dissensus irréductible non seulement des deux révolutionnaires mais, plus largement, du communalisme et du léninisme dans leur rapport respectif au pouvoir de l’État et à sa destruction.

Jordi Riba : Les effets de l’événement communal dans l’apprentissage du politique chez Jean-Marie Guyau

Les effets de l’événement communal dans la philosophie et la pédagogie de Jean-Marie Guyau sont présentés dans cet article, non seulement comme contestables mais aussi comme possibles. Il a vécu avec intensité les faits qui ont contribué à l’élaboration de sa pensée, au-delà même de ce que Nietzsche aurait pu conclure après la lecture de ses écrits. La pensée de Guyau est construite à partir des événements de la Commune, et c’est de cette manière qu’elle est abordée par ses détracteurs et ses continuateurs.

Stéphane Douailler : République, liberté et roman du Nouveau Monde dans la radicalité publiciste de Melvil-Bloncourt

Pendant le mois d’avril 1871, au cours duquel le général Cluseret, délégué à la guerre de la Commune, travaille à la création d’une force armée organisée, il reçoit l’assistance, pour l’enrôlement de bataillons de marche et d’artillerie, d’une figure républicaine connue de la bohème littéraire du Second Empire, Melvil-Bloncourt. L’article examine comment celui qui fut un important rédacteur de la Revue du Monde Colonial, un député de Guadeloupe, un condamné à mort par contumace, un exilé à Genève et un intellectuel mulâtre odieusement caricaturé par A. Daudet dans Jack, réorienta au fil du temps sa compréhension des idées de république et de liberté en ajoutant, à la séquence qui place la Commune dans la suite de 1848, l’enjeu des guerres qui abolissent l’esclavage à échelle mondiale et redéfinissent ce qui mérite d’être appelé barbarie.

David Labreure et Annie Petit : Les positivistes et la Commune de Paris

Le positivisme, fondé par Auguste Comte (1798-1857), a toujours été attentif à la question du prolétariat et particulièrement depuis les événements révolutionnaires de 1848. En 1871, bien après la mort du philosophe, ses disciples, dissidents comme orthodoxes, se sont également distingués par leurs prises de position et avis sur l’insurrection en train de se dérouler. Certains y ont participé de plus ou moins loin, d’autres se sont montrés beaucoup plus frileux dans leur engagement. Nous verrons que les attitudes des positivistes envers la Commune, si elles ont été diverses et variées, ne sont cependant pas superposables aux différences d’interprétation ayant séparé, au sein du mouvement, dissidents et orthodoxes.

Mariam Shengelia : Les femmes et la révolution : une lecture de la Commune de Paris

L’insurrection du 18 mars rend possible une nouvelle entrée des femmes sur la scène politique. Elles participent aux différentes composantes de la Commune et s’organisent pour mener des combats propres aux femmes. La question qui guidera notre article est celle de l’articulation des enjeux révolutionnaires avec la lutte des femmes. Pour ceci, nous analyserons la manière dont les différents bastions du pouvoir, ainsi que certains communards, réagissent à la participation des femmes à la révolution et notamment à leur effort militaire. Nous verrons, enfin, comment la révolution est vécue par certaines de ses combattantes elles-mêmes, en s’appuyant particulièrement sur les écrits de Louise Michel.

Paul Groussac : Louise Michel. Anarchistes et ouvriers [1883]

Ce document est une lettre de Paul Groussac, directeur de la Bibliothèque nationale d’Argentine, adressée de Paris à Buenos Aires après la Commune de Paris, et publiée en 1883 dans El Diario. Après son évocation du procès de Louise Michel, il expose ses considérations hostiles au socialisme et à l’enseignement universel.

Études

Julien Pasteur : L’éducation sentimentale du peuple. Flaubert et la naissance du lyrisme démocratique

La critique a longtemps essayé de faire droit à l’aveu de Flaubert lui-même à propos de L’éducation sentimentale : « un livre sur rien ». Mais comment, dans ce cas, comprendre le titre – si éduquer dénote bien la possibilité d’un apprentissage ? En revenant sur le concept de peuple, tel qu’il est modifié par l’expérience révolutionnaire de 1848, cet article cherche à repérer dans le texte de Flaubert l’irruption du registre de la sentimentalité dans le champ politique. Entre la sacralité majestueuse du peuple de 1789 et le spectre de la foule, Flaubert décrit une mutation : une société moyenne, la naissance d’un art nouveau, le lyrisme démocratique.

Yassine Zouari : L’humanisme à l’œuvre dans la pensée pédagogique arabe classique (IXe -XIIe siècles)

La pensée arabe classique a fait de l’éducation et des savoirs un souci pédagogique, si bien que différents courants pédagogiques, dont principalement le courant rationaliste, furent l’expression de cette dynamique productive de l’art de pratiquer l’éducation et de la penser. Dans cet article, nous explorons l’humanisme à l’œuvre dans le courant pédagogique rationaliste arabe. Notre souci étant d’identifier, par la voie de l’analyse des idées pédagogiques développées par des pédagogues rationalistes arabes (IXe-XIIe siècles), des indicateurs de cet humanisme, nous démontrons en quoi ce dernier constitue un potentiel de sécularisation et de modernité. C’est ce qui apparaît clairement à travers la problématique de la quête des savoirs, l’idée de perfectionnement théorico-pratique de la nature humaine par et dans les savoirs, l’ancrage rationnel du rapport au religieux et la conception universelle de la raison où s’articule religion et philosophie. Toujours est-il que ce potentiel de sécularisation a été occulté dans la pensée arabe de la Renaissance du XIXe siècle, comme en témoignent l’examen de la pensée éducative des réformistes progressistes et le questionnement des images qu’ils se sont faites de la modernité.

Comptes rendus