Hommage
Patrice Vermeren : Laurence Cornu, philosophe du non-consentement à l’ordre du monde
Ouverture
Jean-Marie Schaeffer : L’art et l’émancipation. L’art peut-il encore éduquer ?
Chronique morale
Éric Dubreucq : Le cas Céline et les leçons du fanatisme
Céline, écrivain et antisémite, fait l’objet de polémiques nombreuses et répétées. Je soutiendrai qu’il offre le cas d’un fanatique revendiqué et pensé comme tel, et qu’il permet de douter de la possibilité de l’éduquer ou de le rééduquer. La lecture des trois “pamphlets”, celle des lettres publiées dans la presse sous l’Occupation et celle des entretiens donnés dans l’après-guerre permettent de reconstituer sa doctrine fanatique. Elle consiste en une conception meurtrière animée par l’“esprit mangouste”, dont procèdent une compréhension de l’histoire comme “guerre des races” et une théorisation du style comme “petite musique” exprimant le fonds biologique de l’être. Son fanatisme s’avère ainsi non une “folie”, mais une élaboration strictement rationnelle, qui repose sur un principe un et total, lui-même soustrait à toute réflexion critique et donc à toute éducation. Céline, dans cette partie de son œuvre et dans ses trois derniers romans, a ainsi produit un système littéraire d’éducation au fanatisme dont sa propre personne est le paradigme.
Notion
Camille Roelens : Enfance (de l’humanité démocratique)
Cet article vise à mettre en lumière ce que l’enfance et le rapport à l’enfance ont d’inédit dans l’hypermodernité démocratique. Le propos relève donc de la philosophie politique de l’éducation, dans une perspective (néo)tocquevillienne, et concerne centralement le présent des sociétés occidentales. Nous commençons par y tirer brièvement les principales leçons de travaux contemporains majeurs consacrés à l’histoire philosophique de l’enfance, et examinons les manières plurielles dont l’enfance se récompense et se redéfinit à l’aune de l’individualisme démocratique et autour du droit. Nous plaidons dans un deuxième temps pour une philosophie politique de l’enfance, dont nous éprouverons la fécondité face aux thèmes et questions vives actuelles des articulations à penser entre éducation et politique, et des enjeux démographiques dans des sociétés individualistes. Nos derniers mots sont pour suggérer que cette question de l’enfance individualiste en démocratie recèle de remarquables vertus heuristiques et pratiques pour concevoir et réaliser une société des individus plus inclusive.
Dossier : Art et émancipation. L’art peut-il encore éduquer ?
Alain Kerlan : Présentation
Roger Pouivet : Les vices de l’art
Que l’art doive entrer à l’école, pour que les élèves le connaissent et le pratiquent, est souvent présenté comme une évidence ne méritant pas qu’on en donne des raisons. Comment alors comprendre la critique de la valeur cognitive et éducative de l’art à laquelle Platon s’est livré ? Cette critique est parfois elle-même refusée sur la base d’un rejet de la métaphysique platonicienne et de ses conséquences morales. La modernité et plus encore la postmodernité en auraient pris la mesure. À la thèse platonicienne, on peut aussi opposer une objection cognitive. Les œuvres exigent de notre part une compétence cognitive, essentiellement sémiotique. C’est ce qui lui donnerait sa valeur éducative. Cette objection est cependant elle aussi discutable. Car les œuvres sollicitent non pas seulement des compétences, mais des dispositions ; elles peuvent être aussi bien vertueuses que vicieuses. C’est pourquoi la méfiance à l’égard de leur valeur éducative reste de mise. Ce qui conduit en revanche à défendre le moralisme esthétique. La critique platonicienne de l’art n’est-elle pas justifiée ? L’art est-il si bienvenu que cela à l’école ?
Carole Talon-Hugon : Un paradoxe contemporain : les promesses éducatives de l’art à l’âge de la désartification
La production discursive contemporaine sur l’éducation accorde une importance inédite et considérable à l’art. De la maternelle à l’université, l’éducation à l’art est supplantée par l’éducation par l’art, ce dernier devant permettre la formation de l’individu et l’émancipation du citoyen via le développement de sa personnalité, de sa créativité et de son esprit critique. Or, le moment où est attendu de l’art qu’il réalise ces fins ambitieuses est aussi celui de sa désartification : la nébuleuse de notions qui demeure le cadre mental de l’appréhension de l’art (valeur esthétique, goût, contemplation désintéressée, autonomie, autotélie, talent, génie…), et parfois même les notions cardinales d’œuvre, d’artiste et de spectateur, ne conviennent plus à l’ensemble hétéroclite de productions inclassables qui sont présentées sous l’appellation « art ». Cette situation paradoxale invite à ne pas se contenter de l’invocation d’un mot devenu problématique, et à considérer de plus près, à la fois la nature des bénéfices attendus et les moyens de l’efficacité de l’art en matière d’éducation.
Alain Kerlan : Portrait(s) de l’artiste en pédagogue
La problématique éducative des arts et la place qu’y occupe l’artiste ne peuvent être clarifiées sans que soient démêlés les fils dans lesquels elles sont prises. Il en va de même de la préservation de la perspective émancipatrice de l’éducation artistique. Cette problématique est le plus souvent abordée du point de vue de l’école. Il est pourtant nécessaire, et même d’abord nécessaire, de l’envisager du point de vue de l’art et des artistes. L’intervention des artistes eux-mêmes dans le champ éducatif ne prend tout son sens que si on la considère également comme un développement interne au champ de l’art lui-même. L’histoire de l’art moderne croise celle de l’éducation et de l’enfance. En se situant à ce croisement, on peut comprendre la démarche artistique dans sa singularité, telle qu’elle se déploie dans ce que Rancière appelle « le régime esthétique des arts », comme démarche éducative. C’est alors sous les traits d’un maître ignorant provisoire que l’artiste ouvre dans l’école la possibilité de moments hétérotopiques.
Arnaud Théval : L’art comme médiation dissensuelle
Certains artistes, aujourd’hui, en raison de leur démarche, sont, dans leur travail même, aux prises avec la question de l’émancipation. C’est le cas de l’auteur de cet article, Arnaud Théval, qui en parle et l’analyse en première personne. Du lycée professionnel à l’univers carcéral, d’un collège et d’une crèche à un institut de lutte contre le cancer, l’œuvre associée aux politiques publiques traverse les univers sociaux, en connivence avec les acteurs eux-mêmes, et en dévoile les tensions, les non-dits, les régimes de normalisation, à distance de l’instrumentalisation qui la guette. Si l’art peut encore éduquer c’est en tentant d’ouvrir, grâce aux conflits et aux dissensus qu’il génère, d’autres espaces de projections, dans lesquelles peuvent se révéler ou se renforcer des possibilités de relations dans la vie de la cité.
Samia Langar : Les pratiques artistiques entre reconnaissance et émancipation. Trajets d’artistes, de la rue à la scène internationale
L’émancipation de tous par l’art relève d’une belle utopie politique, mais ne saurait être autre chose qu’un horizon. L’art et le choix de l’art relèvent d’un régime de singularité. Cependant, n’ont-ils pas valeur d’exemple ? La figure emblématisée du danseur de hip-hop, descendant de l’immigration postcoloniale, passant de la rue, du « quartier », au parvis de l’opéra puis à la scène elle-même l’illustre. Chez ceux qui ont accédé à la pleine reconnaissance en tant qu’artistes, leur parcours, leur propos et le travail de biographisation auquel ils donnent lieu se formulent dans le langage de l’émancipation. Il convient dès lors d’interroger l’articulation entre la reconnaissance, reconnaissance de leurs contributions dans la sphère de la reconnaissance réciproque par excellence selon Axel Honneth, la sphère sociale et culturelle, et l’émancipation par l’art. Il convient aussi de s’interroger sur le choix de la danse comme voie émancipatrice. On peut y voir le choix du mouvement libre, du mouvement comme finalité sans fin, mouvement au cœur de la modernité chorégraphique selon Jacques Rancière et manifestation de l’autonomie de l’art.
Samuel Renier : De l’école-laboratoire à l’école-atelier: l’art au cœur du projet éducatif deweyen
Partant d’une relecture contemporaine de L’école et la société, œuvre fondatrice de la philosophie de l’éducation développée par le philosophe américain John Dewey, il s’agit d’étudier ici en quoi l’art peut jouer un rôle éducatif, et émancipateur, au sein d’une œuvre souvent caractérisée par son insistance sur la place de la science plus que sur celle des démarches artistiques. En s’appuyant sur les différents exemples fournis par cet ouvrage, l’enjeu consiste alors à rendre visible les différentes dimensions possibles de l’art dans le travail éducatif, tout autant qu’à souligner la singularité de la conception pragmatiste d’une esthétique en prise constante avec l’expérience. Par un détour diachronique, cette étude nous rappelle ainsi que l’école doit autant se faire laboratoire qu’atelier, au sein de sociétés où l’expérience est plus que jamais menacée de pauvreté.
Joëlle Zask : La représentation de l’animal dans l’art contemporain : ce qu’elle révèle et ce qu’elle nous enseigne
Les représentations dominantes des animaux oscillent entre deux pôles : à un extrême se trouvent les animaux méprisés, exploités, objectivés, torturés, exterminés, tandis qu’à l’autre se rencontre une célébration des relations symbiotiques et d’identification, comme si tous les vivants appartenaient à une même grande famille. L’art contemporain n’échappe pas toujours à cette architecture générale. Je propose cependant de rechercher une troisième voie dont la portée serait plus éducative que celle des deux autres.
Études
Jian Ding et Jing Zhao : La pensée éducative de la musique rituelle à l’époque pré-Qin : théorisation confucianiste d’un régime culturel
Dans la Chine antique et à l’époque pré-Qin, la pensée éducative de la musique rituelle a connu un processus de théorisation à partir d’une pratique politique qu’est le régime des rites et de la musique des Zhou occidentaux. Pour rétablir l’ordre social dans une époque tourmentée, les premiers confucianistes (Confucius, Mencius et Xunzi) se retournent vers les années des Zhou occidentaux où on arrivait à maintenir la concorde sociale par un régime culturel dont la musique rituelle constituait l’un des noyaux essentiels, et ils se lancent dans leur travail de théorisation afin d’obtenir un système de pensée.
Giuseppe Campagnoli : L’éducation diffuse et la ville éducatrice
Au-delà de l’école. Essayons de mettre entre parenthèses le terme école. Imaginons qu’il n’y ait plus de bâtiments fermés et de murs où les petits garçons et les petites filles, les adolescents et les adolescentes restent confinés pendant leur éducation. Les écoles, comme certains origamis, plient soudainement leurs murs vers l’extérieur, pour les laisser sortir, se mélanger au monde, fourmiller dans les rues, ne serait-ce que pour les parcourir, sans rien à faire, en regardant autour d’eux, observant et touchant, remplissant d’air leurs corps et leurs respirations, de leurs marches et de leurs courses, de leurs mouvements colorés. Imaginons l’éducation diffuse et son architecture.
Marina Schwimmer : L’école du bien-être. Enseigner l’autorégulation : entre contrôle et émancipation
Cet article vise à approfondir la réflexion sur le bien-être scolaire à l’aune de la thèse foucaldienne de la gouvernementalité néolibérale. Il analyse le sens des techniques visant le développement de la maîtrise de soi (ou autorégulation) qui sont de plus en plus préconisées à l’école (méditation, gestion du stress, etc.). Pour ce faire, l’article présente le cadre foucaldien dans lequel s’insère la réflexion. Ensuite, il examine dans quelle mesure nous pouvons affirmer que les pratiques de bien-être mises en œuvre à l’école font la promotion d’une subjectivité néolibérale à l’école. Enfin, il examine dans quelles conditions la formation de compétences à la maîtrise de soi n’est plus au service de l’émancipation de l’enfant, mais au contraire au service du système politique, économique, de la concurrence
Comptes rendus