n°62 : Modernes, antimodernes : littérature et éducation

   Le Télémaque n°61 (2022/2)        

Ouverture
Hélène Merlin-Kajman

Chronique morale
Alain Vergnioux : Godard et l’archive

Le cinéma de Godard est traversé par une question : quels rapports les images entretiennent-elles avec l’histoire ? De sorte qu’il se caractérise par un incessant travail d’archivage, de l’histoire du cinéma, de la grande histoire et de sa propre histoire, depuis ses premiers films au monument final des Histoire(s) du cinéma.

Notion
Didier Moreau : La nouveauté (en éducation)

À l’origine de la querelle des Anciens et des Modernes, il y a le statut de la nouveauté en éducation. L’éducation a pour principe le surgissement d’un nouvel être, qui succédera à ses éducateurs. Mais ce surgissement peut-il s’accomplir dans un ancien monde, au risque de ne pas pouvoir résoudre les problèmes légués par les prédécesseurs ? La nouveauté du “nouveau venu” est ainsi une question philosophique d’une extrême importance car à travers elle s’orientent des paradigmes philosophiques, politiques théoriques et pratiques conflictuels. Le texte explore leurs structures et leurs enjeux à travers l’histoire des idées éducatives, pour demander si une émancipation éthique et politique est véritablement compatible avec la promesse de nouveauté en éducation.

Dossier
Modernes, antimodernes : littérature et éducation
Camille Roelens : Présentation

Michel Fabre : Jules Verne, un mécontemporain ?

On fait souvent de Jules Verne un chantre de la modernité, mais son enthousiasme pour les prouesses techniques est toujours tempéré par un pessimisme de fond concernant les dégâts du progrès. Comment penser l’ambiguïté de la modernité chez Verne ? On propose ici un voyage au centre de l’écriture vernienne qui découvre successivement trois couches géologiques de l’œuvre. Déjà le niveau narratif oppose des héros et antihéros, des lieux, des objets et des machines bénéfiques ou maléfiques. En poursuivant l’exploration, on s’aperçoit que ces personnages et ces intrigues revêtent une dimension mythologique centrée sur les figures de Prométhée et de Faust. Enfin, il faut descendre, sous les intrigues et les figures, pour déceler les schèmes élémentaires d’involution et d’explosion qui dynamisent l’imaginaire des Voyages extraordinaires et que traduit l’opposition de la coquille et du volcan. Verne n’est pas un auteur de science-fiction, mais plutôt d’anticipation sociopolitique : il décrit, en visionnaire, l’ambiguïté de notre modernité que bien des philosophes du XXe siècle tenteront de conceptualiser.

Camille Roelens : L’individualisme démocratique et la thèse de l’éducation impossible. Michel Houellebecq face au monde hypermoderne

L’objet de cet article est de mettre au jour ce que l’œuvre de Michel Houellebecq nous permet de penser et de comprendre de la tension constitutive entre individualisme démocratique, modernité et éducation. Nous montrons qu’il propose une vision de ce que seraient un antimodernisme et un anti-individualisme éducatifs radicaux. Nous précisons d’abord quelques éléments de méthode inhérents à la confrontation que nous proposons à ces questions et invitons à affiner la distinction entre ce qui, chez le romancier, relève respectivement de la volonté de rendre compte de l’époque en général ou de celle de faire valoir son point de vue propre. Nous synthétisons ensuite les principaux traits de la mise en scène par Houellebecq de relations éducatives dans différents lieux éducatifs, comme la famille ou l’école, ainsi que du vécu subjectif d’apprentissage de celles et ceux qui les vivent. Nous resituons enfin les propos de l’écrivain comme une déclinaison spécifique, ici éducative, et hyperbolisée d’une posture antimoderne et anti-individualiste plus globale.

Pierre Statius : « J’ai été éduqué à mort ». Lire Mars de Fritz Zorn

Il s’agit, dans ce texte, de lire le livre extraordinaire de Fritz Zorn Mars, afin de mieux comprendre notamment ce qui se dissimule sous l’expression d’une « éducation à mort ». Le texte de Zorn ressortit pour partie à la rhétorique antimoderne. Mais il est aussi porteur d’une vision nietzschéenne de la volonté de puissance qu’il convient d’interpréter. Il sera donc question à la fois de maladie, de mort, de renaissance et de joie. J’ajoute enfin que ce livre, lu dans mon adolescence, me hante depuis plus de quarante années, la dimension personnelle n’est donc pas absente de ce texte de facture universitaire.

Alain Kerlan : L’enseignement de la littérature. Les leçons d’une crise

En 2007, Tzvetan Todorov, éminent linguiste et l’un des phares de cette modernité structuraliste dont l’influence sur l’enseignement scolaire de la langue et de la littérature a été décisive et longtemps en règne, publiait un essai, La littérature en péril, remettant profondément en cause cette domination et ses conséquences dans l’enseignement. Il y donnait raison au lecteur cherchant dans les œuvres de quoi donner sens à son existence, contre le primat accordé à la textualité. En 2011, Jean-Marie Schaeffer, dans sa Petite écologie des études littéraires, s’inscrivait aussi dans cette lignée et tirait également la leçon des impasses et des conséquences de la réduction moderniste de la littérature et de son enseignement. Prenant acte de la crise des études littéraires, l’auteur estime qu’elle nécessite d’en passer par l’analyse des fondements de notre rapport au monde, et de la littérature comme accès à un mode d’expérience spécifique. Comme le voulait Hannah Arendt, toute crise donne l’occasion de se saisir de l’essence d’un problème. La crise de l’enseignement littéraire met au jour les conséquences de l’entrée de la littérature en régime esthétique, et plus largement révèle la nécessité de repenser la littérature et de l’enseigner comme une modalité spécifique de l’expérience esthétique.

Éric Dubreucq : Les petits contre les grands

Le roman de Louis Pergaud, La guerre des boutons, propose une peinture de l’enfance. Sa truculence le fait souvent assimiler à un récit dénonçant le poids des mœurs traditionnelles sur l’éducation : à ce titre, c’est un roman moderne. Je montrerai que, si le souci qu’exprime Pergaud face à une enfance en butte à la guerre que lui livrent les adultes est bien moderne, il en donne aussi une représentation antimoderne. Son pessimisme face à la séparation des mondes adulte et enfantin et sa vision d’une enfance hantée par le mal des guerres intestines portent aussi bien contre les promesses de progrès de la modernité et contre celles de l’éducation : elles forment les traits antimodernes d’une critique moderne de la modernité.

Renaud Hétier : Penser le mal potentiel de la relation humaine à partir des contes traditionnels

La relation éducative a beaucoup évolué dans le temps, notamment depuis quelques décennies. La dureté des parents, la méchanceté présumée des enfants, cela semble être tombé en désuétude dans notre modernité avancée. Pourtant, il est bien possible que nous n’en ayons pas fini avec le mal dans la relation humaine, y compris dans les relations de grande proximité, comme la relation parent / enfant. Ce mal ne relève pas forcément d’un passage à l’acte, mais d’une propension à se nourrir de l’autre, voire de le parasiter. La culture peut aider les enfants à sentir, mettre en forme, penser cela. Or, si les contes traditionnels mettent effectivement ce problème du mal au cœur de la relation éducative elle-même, la modernité (dans la littérature de jeunesse, notamment) occulte ce mal, voire le renverse (les figures autrefois menaçantes deviennent elles-mêmes vulnérables, elles sont en demande d’amour et ce sont leurs anciennes victimes (les enfants) qui sont méchantes).

Études
Vincent Legeay : Compétence, adaptation, compétition. De Spinoza à Darwin, les cercles contextuels absents

Ce travail consiste en une généalogie philosophique de la notion de « compétence » en regard de celle d’« adaptation », depuis le XVIIe siècle, de Hobbes et Spinoza à Darwin. Il s’agit d’en tirer un certain nombre d’enseignements épistémologiques critiques pour les usages scolaires contemporains de ces notions, dont l’ambivalence peut être clarifiée.

David Faure : Aux sources de la sociologie de Karl Mannheim : la connaissance conjonctive

La théorie de la connaissance conjonctive est le fondement assez peu connu de la sociologie de la connaissance de Karl Mannheim. Élaborée pour étayer les méthodes des sciences sociales par opposition aux méthodes des sciences de la nature, cette conceptualisation originale qui croise phénoménologie et sociologie met au jour, contre la conception dominante d’une connaissance abstraite détachée de toute subjectivité et de tout ancrage social, la structure et les processus d’un type de connaissance situé, historique et toujours “en perspective” parce qu’ancré dans l’existence. Elle se comprend comme ce qui relie les sujets dans un espace d’expérience qui leur est propre lié à un environnement déterminé et dans lequel se joue la dynamique de leur communauté. Elle résonne particulièrement avec les développements récents qui réhabilitent la connaissance sensible, située et clarifie le lien entre le sujet et son environnement qui fonde en particulier les approches cliniques de la formation et du travail en sciences humaines et sociales.

Comptes rendus