n°53 : Éducation et cinéma

Le Télémaque n°53 (2018/1)

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Par ses ressources propres et les sujets qu’il traite, le cinéma s’éloigne du réel, s’installe dans le monde des images et de l’imaginaire, peut les démultiplier, les combiner à l’infini. Là se trouve sa puissance, ses pouvoirs de séduction, de persuasion. D’éducation ?

La réponse est triple. La première réponse est pédagogique : elle est prise en charge par l’institution scolaire. La seconde est politique, prise en charge par les syndicats, les comités d’entreprise, l’État. La troisième est culturelle et artistique : sa forme sera celle du ciné-club voué à l’analyse et la promotion du “Septième art”. Au reste, ces trois dimensions ne cesseront d’interférer, de s’épauler, se concurrencer…

Ouverture, par Bernard ESMEIN

Chronique morale : Le sens moral de la connaissance morale, par Hubert VINCENT

Cet article a pour objet d’examiner si et pourquoi la connaissance des faits moraux a une influence sur notre développement moral et notre moralité elle-même. Il précise comment on peut comprendre cette connaissance des faits moraux en s’appuyant sur une longue tradition qui englobe tant des philosophes, des romanciers, des cinéastes, que des chercheurs en sciences humaines. Il s’efforce de situer l’effet de cette connaissance dans la période de l’adolescence. Il examine le sens moral de cet effet. Bref, il cherche à analyser ce que Nietzsche nomme le Gai savoir.

Notion : Anomie, par Richard TASTET

L’auteur part des discussions sur le concept d’anomie en sciences sociales pour montrer comment celles-ci se sont déplacées sur le terrain des sciences de l’éducation. La question des différents types de chahut scolaire, de Testanière à Lapassade, est un point de vue privilégié pour comprendre à la fois la portée mais aussi les difficultés théoriques de ce concept.

Dossier : Éducation et cinéma

Présentation, par Alain VERGNIOUX

Un art de l’espace et du suspens du regard : le cinéma, par Patrick Vauday

Si la lecture est une activité qui se déploie dans le temps, le cinéma est d’abord un art de l’espace, jouant sur la taille de la “fenêtre” qu’il ouvre sur le monde, démultipliant les points de vue, donnant forme à des géographies imaginaires. Une fenêtre qui capte le monde tel qu’il est, mais tel aussi que la fiction le transforme, ou encore tel que le cinéma lui-même le constitue de façon spéculaire. Qu’est-ce que le cinéma ? Un cadre, une lentille, qui produisent une image – ce faisant une interrogation sur la possibilité même d’un monde, ou plutôt sur la croyance en l’existence de tout monde (des frères Lumière à Jean-Luc Godard) ? Le cinéma, donc, comme fabrication du regard, pour le diriger, problématiquement pour l’éduquer ? À condition alors de le “distraire”, de le faire sortir hors de soi.

Légitimité scientifique et pédagogie du cinéma de « vulgarisation scientifique» en Union soviétique (1930-1970), par Irina Tcherneva

Le cinéma scientifique et technique s’est développé en Union soviétique dans le cadre du développement industriel, de la planification, de la formation et de l’éducation du peuple. Les films sont commandités par les ministères et les entreprises, diffusés dans les circuits industriels et scolaires. L’article analyse les conditions et les caractéristiques de cette production, les lignes de force qui interagissent en son sein, ainsi que ses progressives transformations à partir des années 1950-1960 : diversification vers une production plus culturelle, ouverture à un public plus large, plus grande autonomie des studios et des réalisateurs.

Cinéma en campagnes dans l’Entre-deux guerre, par Josette Ueberschlag

Dès la fin de la Grande Guerre, et pour “relever” l’état moral et économique du pays, les projections cinématographiques se répandent dans les campagnes sous l’impulsion des instituteurs laïques et les initiatives concurrentes de l’Église. Les ministères de l’Instruction publique et de l’Agriculture joignent leurs efforts pour financer des programmes et subventionner l’achat de matériel. Selon les institutions et les intérêts ou les stratégies des différents acteurs (parmi lesquels Célestin Freinet), oppositions ou conflits se font jour entre les formats (35, 17,5, 16 ou 9,5 mm) et les fabricants, voire les nationalismes (modèles allemands ou américains). Cette dynamique un peu désordonnée trouve son apogée avec le Front populaire, mais les conflits ne s’apaiseront qu’après la Libération autour de l’idée, consensuelle, de “cinéma éducateur”.

La violence au cinéma : un débat dans les réseaux de ciné-clubs 1946-1953), par Pascal Laborderie

C’est après la Seconde Guerre mondiale que les débats dans les fédérations de ciné-clubs et leurs revues sur l’influence du cinéma sur la jeunesse se cristallisent sur la question de la violence. Les débats s’organisent selon un clivage principal opposant les revues laïques et les publications confessionnelles, catholiques et protestantes, mais d’autres clivages se font jour. En effet, sur fond de Guerre froide et d’antiaméricanisme, dans un contexte général de laïcité offensive, les lignes de partage et les critères (politiques, moraux, intellectuels) sont mobiles. Les auteurs étudient de plus près trois revues (sur la période 1946-1953) à partir des fiches, des grilles de cotation ou de classement qu’elles proposent à leurs lecteurs, ainsi que trois films qui ont donné lieu à des jugements très contrastés.

Cinéma pour enfants, ciné-club scolaire, École et cinéma, par G. Aubart, P. Carié, A. Vergnioux

À la fin des années 1970, devant les carences du cinéma commercial, la question du cinéma pour enfants est posée à nouveaux frais et des initiatives surgissent pour donner au jeune public l’accès à des films de qualité. Le Manifeste pour un cinéma auquel les enfants ont droit (1976) en définit les principes, en organise la programmation et la distribution dans les MJC puis en direction des écoles primaires. Les auteurs exposent comment un tel projet a vu le jour et s’est développé dans le Finistère de façon pionnière et avec le soutien des institutions de terrain. Ils montrent comment les dispositifs mis en place à l’époque (projections sur le temps scolaire, dans des salles du réseau commercial, etc.) rompent avec le modèle du ciné-club de la période précédente, bousculent les habitudes de l’Éducation nationale, inventent une nouvelle conception du « cinéma éducateur » et assurent la transition avec des dispositifs qui vont se généraliser ensuite à tous les niveaux de l’institution scolaire avec Les enfants de cinéma.

L’enseignement du cinéma : propositions pour une médio-pragmatique, par Barbara Laborde

Après avoir rappelé les formes d’institutionnalisation de l’enseignement du cinéma comme art dans l’Éducation nationale au cours des années 1980 et avoir montré comment, à l’université, l’étude du cinéma a été rattachée aux disciplines artistiques, l’article présente le modèle pédagogique des enseignements de « cinéma et audiovisuel » des lycées et collèges, celui d’une analyse des œuvres sous les catégories d’une éducation du sensible, de l’expression et de la créativité, renvoyant l’élève à une réalisation esthétique de soi. Il en indique les limites, peut-être les illusions, et propose un autre paradigme didactique, celui d’une médio-pragmatique. Cette dernière se tournerait vers les modalités de circulation, de transformation, de mixage des images à travers des espaces (TV, jeux vidéo, Internet, etc.), qui correspondent à la pratique effective des élèves, à leur réception, leur sensibilité, pour les introduire à l’analyse critique du fonctionnement, des enjeux et des implications de ces nouveaux langages.

Étude : L’éducation expliquée aux éducateurs : Réflexions autour du film « Le nouveau », par David Monnier

Le film Le nouveau de Rudi Rosenberg, produit par Récifilms et sorti en 2015, nous semble être un film important de l’histoire du cinéma sur l’enfance à l’école. Il aborde une problématique rarement mise en scène, celle du pouvoir des uns et des devoirs des autres. Il en présente une variante inédite. Cela met en lumière certains aspects parfois sous-exposés de la fonction de la maîtrise et de la place de la vie sociale. Le déroulement de l’histoire est l’occasion de déployer les enjeux auxquels les personnages sont confrontés : intégration, exclusion, intimidation, soumission mais aussi adaptation, imitation, participation et séduction. L’étude n’est pas toujours au centre de l’attention des élèves. La classe n’est parfois qu’une annexe de la cour d’école, un à-côté de la vie scolaire.

Étude : Pensée éthique et éducation scolaire : éloge de l’hésitation, par Vincent Lorius

Les relations entre les valeurs et l’enseignement scolaires sont à la fois complexes et d’une brûlante actualité. Cet article tente de comprendre pourquoi elles sont en général pensées de façon assez simplistes en formulant l’hypothèse que ceci est le résultat d’une confiance disproportionnée envers les obligations morales. Quelques arguments sont mobilisés montrant que, au contraire, il y a un intérêt à “douter” pour identifier les caractéristiques moralement importantes d’une situation, lesquelles ne sont pas forcément celles qui sont les plus saillantes. C’est cette proximité entre le doute et la clairvoyance éthique qui permet de lui attribuer des caractéristiques opérationnelles dans le domaine éducatif. C’est pourquoi le doute moral éducatif, compris comme une capacité à l’hésitation, peut être envisagé tout à la fois comme ce qui permet de rester au contact du réel et comme un moyen pour le concevoir positivement : le sens de l’action scolaire d’aujourd’hui, c’est-à-dire la meilleure façon d’atteindre un préférable, ne dépend donc pas de la force avec laquelle on brandit les valeurs.